Chili — Des raisins et des vins fruits du libéralisme
Un climat idéal à la maturation lente du raisin, une tradition viticole qui remonte à 450 ans, le Chili se bat pour garder une place de choix dans la production de vins. Impressions toutes fraîches, ramenées de Santiago.
Par Pierre Thomas
La crise, tout le monde l’attend. C’est celle qui se profile pour 2005, selon une étude publiée à Bordeaux: la planète, alors, produira 20% de vin de trop, par rapport à la consommation annuelle mondiale. Le Chili est un exemple de ce “dérapage” prévisible. Alors que sa consommation indigène de vins (disponibles dans les supermarchés en “briques”) était descendue à 13 litres par habitant et par année, et remonte progressivement à 20 litres, près de 95% des “vinos finos” sont exportés. Ceux-ci représentent à peu près la moitié des 100'000 hectares dévolus aux raisins de cuve, le Chili étant, aussi, un des plus gros producteurs mondiaux de raisin de table. Ainsi, le pays a récupéré la surface de vignes d’avant les années 90, où, à cause d’une crise majeure, plus de la moitié des vignes avaient été arrachées… Mais au rythme de 10'000 ha plantés par an, comme ces cinq dernières années, la nouvelle crise se lit dans les chiffres: déjà, en 2001, le prix des raisins achetés a chuté et les caves sont pleines, malgré une petite récolte d’excellente qualité.
Un libéralisme absolu
Dans un pays marqué par les inégalités sociales, la consommation de vins de prestige, souvent vendus plus chers qu’en Europe, parce que leur prix est étalonné sur le dollar américain, devient toujours plus chic. Et le gala qui marquait la fin du concours Cata d’Or, à l’hôtel Hyatt de Santiago du Chili (lire l’encadré), était fort bien revêtu : toute la nouvelle aristocratie du vin chilien était là, en tenue d’apparat.
Aujourd’hui, le vin au Chili est marqué par le fort libéralisme qui a fait du pays le “tigre” économique de l’Amérique latine, un mouvement amorcé sous la dictature d’Augusto Pinochet. N’importe qui peut planter n’importe quoi, n’importe où… La maxime a valu pour les “kiwis”, il y a quelques années. Et quand cette bombe de vitamine C a été désamorcée, les espaliers ont été remplacés par… de la vigne, elle aussi grimpante.
Pourtant, sous la pression internationale, le Chili devrait mettre un peu d’ordre dans cette joyeuse anarchie libérale. Depuis cette année, l’indication de provenance sur l’étiquette doit correspondre à celle des raisins. De même, la tolérance pour les respect du cépage (25% d’un autre raisin toléré) et du millésime est grande. Et quand il y a des prescriptions contraignantes, il n’y a, en revanche, pas de vrai contrôle!
Une hiérarchie commerciale
Commercialement, les domaines se sont donc mis en passe d’édicter leur propre hiérarchie: au plus bas, le “variétal”, avec seule indication du cépage, ensuite le “reserva”, puis le “grand reserva” et, depuis peu, le “praemium”. Les pratiques viti-vinicoles s’accordent avec ces catégories: mélange de raisins du domaine et achetés pour les vins de base et utilisation des sous-produits du bois que sont les copeaux ou les douelles (planches) trempées dans les cuves d’acier inoxydable, pour “parfumer” les vins au chêne. Là aussi, tout ou presque se pratique! Et seul le prix élevé de la bouteille assure une qualité de la vinification et notamment de la maturation en barriques.
Si de grandes maisons comme Casa Lapostolle (la famille française qui produit le Grand Marnier) ou les Rothschild de Mouton (associés à Concha y Toro pour le domaine Alma Viva, enclavé dans la banlieue pauvre de Santiago) misent sur la qualité, Errazuriz (pour son cabernet-sauvignon, Don Maximiano, ou pour son joint-venture, Caliterra, avec le Californien Mondavi, dont est né l’assemblage haut de gamme Sena), Concha y Toro et Cousino Macul développent une gamme très étendue de “produits” allant crescendo en qualité.
Des tanins fins
Aujourd’hui, les dégustations le prouvent: même si certaines caractéristiques de base sont propres au vin chilien — maturité lente du fruit, donc arômes différents de l’Europe, pour les blancs, tanins très soyeux, et, souvent une acidité basse qui limite la capacité de durer dans le temps, pour les rouges —, il y a des différences très importantes entre les vins. Et comme ailleurs, les guides deviennent indispensables, comme l’excellent “Guia de vinos de Chile”, bilingue espagnol-anglais, qui note cette année 750 vins. Il y en avait 30% de moins l’an passé et 140, seulement, il y a huit ans, date de la première édition…
Eclairage
Concours importé et cépage indigène
Mis sur pied conjointement par un groupe local, qui édite la revue Vino Gourmand, et par l’organisateur du Concours Mondial du Vin de Bruxelles, le sixième Cata d’Or, fin juillet, n’a jamais eu autant de succès. Une douzaine de dégustateurs internationaux et quelques invités chiliens, ont noté près de 500 vins, la plupart destinés à l’exportation. Parmi les vins parés d’une “grande médaille d’or”, il y a ceux de Pablo Morandé, le premier œnologue à avoir cru à la vallée de Casablanca, entre Santiago et la ville portuaire de Valparaiso, climat idéal pour le développement des arômes subtils du sauvignon blanc, de Carta Vieja, un producteur d’une autre vallée émergente, celle de Maulé, pour son chardonnay, Santa Isabel Estate et Casa Silva —maison, fondée à la fin du siècle passée par un Français, mais reprise par ses descendants, qui ne font de la bouteille que depuis cinq ans —, pour leur cabernet sauvignon, et Anakena, pour la Carmenère Reserva. Encore une nouvelle maison, dont les rouges sont distribués depuis trois mois par les Caves Cidis, à Tolochenaz (VD).
Mélangé par complantation au merlot, depuis son arrivée de Bordeaux au milieu du siècle passé, la carmenère est, aujourd’hui, le cépage sur lequel les meilleurs producteurs concentrent leurs efforts. Le Chili est le seul producteur de ce raisin à petites grappes, qui ne mûrit bien que dans un climat chaud (voilà pourquoi Bordeaux l’a abandonné) et qui donne un vin peu acide, aux tanins fins et à l’arôme végétal caractéristique. Si le travail à la vigne n’est pas correctement fait, cette dernière qualité peut se transformer en verdeur agressive.
L’Argentine a son malbec, l’Uruguay le tannat, l’Australie la shiraz et l’Afrique du Sud, le pinotage: le Chili a raison de miser sur sa carménère.
Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue, Berne, en août 2001