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Posted on 8 mai 2010 in Tendance

Déguster, mais comment?

Déguster, mais comment?

Débat
Déguster, oui, mais comment ?

Quel crédit accorder aux dégustateurs ? Faut-il faire confiance à un seul homme ou à un collège anonyme ? Auteur de livres illustrés par l’exemple (tels «L’école de la dégustation» et «L’école de la dégustation», «Le vin en 80 questions», parus chez Hachette), doyen retraité, depuis quatre ans, de la Faculté d’œnologie de Toulouse, Pierre Casamayor a livré ses impressions, ce printemps, à Sierre et à Morges.
Par Pierre Thomas
Le prétexte était de déguster des chasselas — on y reviendra. Mais surtout, ce distingué dégustateur a choisi d’abord d’expliciter les différences entre la dégustation, dite hédoniste, et l’analyse sensorielle, qui fait florès dans les milieux scientifiques.
Cela n’a l’air de rien, mais vaut-il mieux l’avis exprimé d’une seule personne, prête à reconnaître qu’elle se trompe parfois, ou le jugement, réputé infaillible, d’un collège d’anonymes qui prétend fonctionner comme une machine ?
Des dégustateurs comme une seule machine
Essayons d’y voir plus clair… Aux dégustateurs hédonistes, on reproche le manque de rigueur de l’analyse, à quoi s’ajoute un vocabulaire très limité dans la langue française. Ils ont tendance à confondre l’analyse avec leurs préférences, renforçant ainsi la subjectivité de leurs avis. Sans compter le manque de répétitivité de leur jugement : un vin est dégusté comme un instantané.
Voilà pourquoi des milieux scientifiques cherchent à codifier la dégustation sous le nom d’«analyse sensorielle» en mettant sur pied des jurys-experts. L’Ecole de Changins est en train de former une équipe, d’ici l’été, sur plusieurs lundis. Un tel jury devrait fonctionner comme «un instrument de mesure» et, constate Pierre Casamayor, «pour qu’une mesure soit exacte, seul l’analyse collective est efficace». Un tel jury-expert doit pouvoir exprimer ses avis par des chiffres, et non des mots. Il doit aussi être calé en permanence et s’autoévaluer. Sa fiabilité nécessite au moins une douzaine de personnes entraînées et formées.
Le plaisir naît de la connaissance
Et Pierre Casamayor, rompu à la rigueur scientifique de l’œnologie, se demande si, par un tel mécanisme, lourd, on ne tend pas à «la normalisation du vin», réduit à un produit agroalimentaire comme un autre… Pour lui, seule la dégustation hédoniste est capable d’«expliquer la différence entre un bon vin et un grand vin» et «de faire passer une émotion». Juré de plusieurs concours internationaux, il ne leur accorde pas grand crédit. D’une part, avec des tablées hétérogènes de cinq ou, plus rarement, de sept personnes, sans calage préalable, ces jurés ne sauraient être qualifiés d’experts. D’autre part, «quand je déguste à l’aveugle, je ne le fais qu’avec un moitié du cerveau», constate ce collaborateur de la Revue du Vin de France : «Le plaisir vient souvent de l’information et de la connaissance».
Mettre en valeur des styles
De la théorie, il fallait passer à la pratique. Son sujet, cette fois, était le chasselas, vin que le Toulousain admet guère pratiquer. Il lui reproche son style : «Le manque d’acidité et le gaz carbonique sont des obstacles. Le CO2 augmente la réduction et bloque l’évolution.»
Sur une série de douze vins — à Morges, des chasselas vaudois —, Pierre Casamayor a démontré la sagacité de son jugement. Loin de l’image réductrice qu’on se fait d’un terroir — ancré dans l’inconscient des dégustateurs vaudois, malgré une «étude des terroirs» qui a surtout montré l’hétérogénéité de ceux-ci, même dans des appellations de taille modeste —, le dégustateur a préféré distinguer des styles de vins. Avec quelques coups de canif aux défauts supposés des vins locaux : l’amertume peut être «rafraîchissante» et «donner de l’élégance en finale» — alors qu’elle est souvent jugée comme une tare rédhibitoire. Un vin doit être «vivant», avoir «du tonus», peut être «très solaire» et sa minéralité, parfois éclatante, est le plus souvent masquée par une réduction qui refuse de dire son nom. Ne pas hésiter, enfin, à dire «j’aime beaucoup». Ou alors «j’ai de la peine avec ce produit». Le genre de démonstration d’où l’on ressort réconforté : qui m’aime me suive !

Paru dans le Schweizerische Weinzeitung, nouvelle formule, mai 2010