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Posted on 15 octobre 2012 in Carte Postale

Bordeaux et ses drôles de châteaux

Bordeaux et ses drôles de châteaux

Carte postale

Bordeaux et ses drôles de châteaux

Les amateurs de vins de Bordeaux ne connaissent que le classement des «grands crus» (où l’ex-sommelier genevois J.-C. Ollivier est prêt à vous emmener!). Depuis 1855, c’est l’arbre qui cache la forêt. Visite à quelques «jeunes châteaux» de la région des Graves et de Pessac-Léognan, une appellation qui fête ses 25 ans cette année.
Pierre Thomas, de retour de Bordeaux
Ce fut le buzz du milieu des vendanges, entre la récolte des raisins blancs et rouges, pendant les pluies d’équinoxe: les Américains allaient «voler» les «châteaux» chers aux Français. Après une levée de boucliers, l’Union Européenne a préféré remettre cette demande «bilatérale» sous la pile. En attendant qu’elle réapparaisse.
Pour le président du Syndicat des vins de Graves, Dominique Haverlan, «les vins de châteaux sont à Bordeaux». Le cocorico vaut quelques bémols. Car il y a longtemps que la notion de château recouvre une réalité qui n’a rien à voir avec un monument historique. En fonction du droit des marques, on peut même déposer un nom commercial avec cette mention, partout dans le monde. En France, comme en Suisse d’ailleurs, pour la faire figurer sur l’étiquette, il faut disposer d’un domaine en appellation d’origine contrôlée (AOC), vinifier la vendange séparément et, dans certaines AOC, sur place. Pour Bertrand Amart, ce sera chose faite dès l’an prochain. Pour l’instant, ses cuves sont dans un ancien chai, à 12 km à vol d’oiseau de ses 7,5 ha de merlot (60%) et de cabernet sauvignon (40%), plantés sur un plateau de «graves», une terre pauvre, de graviers grossiers, qui fait le sel des vins de la rive gauche de la Garonne.bordo_venus_amartjpg.jpg

Château plaît plus aux Chinois que Vénus
Bertrand et son épouse, Emanuelle, se sont rencontrés dans une formation en commerce des vins : il est fils de viticulteur-fermier d’un château de Saint-Emilion, sur l’autre rive, droite, et elle travaille à mi-temps à la banque locale. Avant de «faire le pari d’acheter un vignoble», il y a dix ans, ils ont passé une saison à Napa Valley, le haut-lieu californien du vin, et une autre dans la Barossa Valley, en Australie. A 34 ans, Bertrand Amart ne produit que 35’000 bouteilles d’un seul vin, créé en 2005. Ce rouge, il a décidé de l’appeler Vénus: «C’était une blague, au début. Car le lieu-dit ne signifiait rien. On voulait un nom flatteur, qui mette en avant le vin. Vénus représente la beauté, l’amour et incarne la protectrice des sols et des labours.» Sur l’étiquette figurait un V majuscule et une silhoutte féminine… jusqu’au jour où des acheteurs chinois ont réclamé une vignette traditionnelle, avec un bâtiment et les mots «Château Vénus» en gras.
Les Chinois, c’est la planche de salut de Bordeaux. Non seulement ils achètent du vin, mais aussi des châteaux. Et donc des vignobles: 600 hectares jusqu’ici, soit à peine 0,5% de la surface totale.
Mais où est le plaisir dans le vin ?
Non loin de là, Thierry Dumas, au Domaine de la Chouette, cultive depuis douze ans 6,5 hectares, avec une associée néo-zélandaise. Œnologue au Château La Tour-Blanche, cru de Sauternes, classé en 1855, qui est aussi une école professionnelle où il enseigne, il se préoccupe davantage du goût que de l’étiquette: «Quel vin fera-t-on dans dix ans ? On est allés jusqu’au bout de ce qu’on peut faire en vinification. On a oublié le côté sensitif du vin. On a perdu la notion de plaisir. Depuis 2001, on ne fait plus que des vins atypiques, avec une course à la surmaturation, de la sucrosité, un manque d’acidité et une absence d’équilibre. Pour Bordeaux, les grands crus ne sont plus des locomotives, mais des fusées stratosphériques!»

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Derrière (ou sous) la «pyramide» des grands crus de 1855 se cache une réalité, économique, mais aussi gustative. Elle inquiète Pierre Darriet (photo ci-dessus) le directeur d’exploitation du Château Luchey-Halde: «Ces dernières années, nos merlots montaient à 14% d’alcool. Pour les faire fermenter, on a eu recours à des levures du Priorat espagnol.» Ces 20 hectares de vignoble quasiment en ville de Bordeaux sont un miracle : jusqu’en 1914, il y avait bien deux entités viticoles côte à côte. L’épidémie de phylloxéra, puis la Grande Guerre, ont eu raison du domaine, annexé par l’armée. L’Etat l’a rendu à une école technique agricole : «Nous ne sommes pas un domaine expérimental, mais nous bénéficions de toutes les avancées technologiques», précise Pierre Darriet. Les premiers vins de ce renouveau sont sortis en 2002, un millésime en 2, difficile. Comme 1992 et peut-être 2012, qui lui permet d’affirmer : «Ici, à Bordeaux, la biodynamie ne peut pas résister à la pression parasitaire.» (lire ci-dessous) Mais il ajoute : «Nous visons zéro résidu dans nos vins et le label ISO 4001, soit une démarche environnementale globale, avec une viticulture plus que raisonnée.»

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Un château mais plus de grand cru
Ce domaine «citadin» a le même œnologue-conseil, un ancien du Château Haut-Bailly, prestigieux grand cru classé des Graves, que le Château Léognan (photo ci-dessus). Voilà un «vrai» château qui, pourtant, sur ses étiquettes a privilégié deux colombes entourant un ciboire, le symbole de la résurrection. Elle tient du conte de fées : venus Paris et de la technique médicale, les Miecaze décident de changer de vie. Ils tombent sur cette propriété par les hasards d’Internet. Hormis un château, reconstruit au fil des siècles, un parc arboré, un étang, il y a aussi 7 hectares de vigne. Le prestigieux voisin, le Domaine de Chevalier, qui les cultive en fermage, serait prêt à les acquérir… Mais la propriétaire veut vendre en bloc. Philippe Miecaze décide d’acheter le tout et de construire son propre chais et d’aménager quatre belles chambres d’hôtes dans la demeure.
Dès le millésime 2007, il n’élabore qu’un vin, un rouge structuré, à base de 60% de cabernet sauvignon et de 40% de merlot, à l’inverse de la tendance du merlot dominant et plus immédiatement flatteur. Pirouette du destin, le nectar, qui entrait dans le «grand vin» du cru classé de Chevalier, gagne certes un «vrai» château, mais perd son droit au grand cru ! Sans grand espoir de le reconquérir : depuis 1959, les Graves ont refusé de revoir leur propre classement régional. Au contraire de Saint-Emilion, qui, tous les dix ans, reprend le dossier : cet été, la promotion de Pavie et d’Angélus au sommet de la hiérarchie, à l’égal d’Ausone et de Cheval-Blanc, a fait couler beaucoup d’encre.

Musicothéraphie pour la vigne?

bordo_machinetri.jpgA Bordeaux, la table de tri ou ses dérivés mécaniques et optiques, est devenue la règle dans tous les domaines. En 2012, le tri des raisins s’impose (en Suisse aussi) — ci-dessus, à La Mission-Haut-Brion. Car l’année a malmené les vignerons : d’abord, la fleur est mal passée, avec des raisins millerandés (non fécondés), puis, très tôt, des attaques de mildiou, parfois un peu d’oïdium, deux champignons dangereux pour la plante. Durant l’été très sec, les raisins ont développé une peau très épaisse, une excellente protection contre la pourriture grise, voire acide, qu’engendre la pluie en automne… Affirmer que la vendange 2012 sera «hétérogène» est un doux euphémisme. Ajoutez-y, à Bordeaux, les maladies dégénératives, comme l’esca et l’eutypiose, et l’apparition de la cicadelle, des fléaux qui mettent à mal la viticulture. Que faire? Les OGM, en sélectionnant des plants résistants, pourraient être appelés à la rescousse. Leur expérimentation renvoie à un débat de fond, loin d’être tranché. En attendant, au Château Magence, des «boîtes à musique» diffusent des séquences sonores dans les vignes, pour stimuler la résistance des ceps, selon les principes de la mécanique ondulatoire. Paraît que ça ne fait pas de mal… et même du bien à la vigne! (pts)

Paru dans La Liberté du 19 octobre 2012 (pdf ici).

Et aussi, dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 11 octobre 2012

Bordeaux,
ses châteaux et sa rive gauche

Si, cet été, sur la rive droite de la Garonne, le nouveau classement de Saint-Emilion a fait couler beaucoup d’encre, avec l’Angélus et Pavie rejoignant au sommet de la hiérarchie, Ausone et Cheval-Blanc, la rive gauche paraissait calme. C’était sans compter la polémique sur les «châteaux», une qualification convoitée par les Américains, au grand dam des Bordelais. Prudemment, l’Union Européenne a «shooté» en corner… Reportage dans les chais de Pessac-Léognan et des Graves, bruissant à demi-mots.
Pierre Thomas, de retour de Bordeaux
Sur la notion de «château», les Français sont très susceptibles. Ils oublient en général que la Suisse, et singulièrement le vignoble vaudois, en aligne plusieurs. Et des vrais de vrai. Pas simplement quatre murs et un toit, puisque la notion de «château», le plus légalement de… France, concerne des vins d’appellation d’origine contrôlée, certes, produits et vinifiés sur une même exploitation, mais sans égard à un monument historique ou à une quelconque noblesse de bâtisse. Voilà pourquoi les châteaux peuvent être des hangars construits récemment à l’orée d’un vignoble reconstitué depuis peu.
Le château, une marque comme une autre?
Au surplus, ces termes peuvent être enregistrés comme marque, aussi bien en France qu’en Afrique du Sud, au Chili, en Californie ou ailleurs. Par leur demande, réitérée en négociation bilatérale avec l’Union Européenne, les Etats-Unis renouent avec un précédent. En mars 2006, les Européens avaient déjà dû mettre de l’eau dans leur vin, en admettant le maintien des appellations comme le chablis de Californie, le bourgogne de l’Oregon ou le chianti du Nouveau-Mexique, selon une clause dite «du grand-père». Pour des Bordelais très larges dans leur acception du «château», équivalant en fait à «domaine», revenir sur cette notion est tabou. La levée de bouclier française a été prise au sérieux à Bruxelles : le comité compétent a renoncé «sine die» à se prononcer, fin septembre…
Une excellence en trois couleurs
Voilà qui a tranquilisé, du moins en attendant le prochain «round», la «rive gauche» de la Garonne, en amont de l’agglomération de Bordeaux. C’est la seule qui produit des grands vins dans les trois types (blancs, rouges, liquoreux et même de plus en plus souvent du rosé). Les blancs secs font la réputation des Graves, où sept grands crus du classement parachevé en 1959 sont aussi répertoriés en rouge, deux couleurs usuelles à Pessac-Léognan, alors que, enchâssé dans les Graves, le Sauternais élabore quelques uns des plus grands vins liquoreux du monde, un prestige que tentaient de lui disputer, naguère, les Graves Supérieurs.
Les trois régions sont imbriquées les unes dans les autres. Le (futur) millésime 2012 doit s’y apprécier selon les spécificités des cépages. Fin septembre, si les blancs, de sauvignon, puis de sémillon, étaient rentrés au chai, avec quelques rares merlots, le cabernet sauvignon, mais aussi le cabernet franc et le malbec, ces deux dernières variétés en progression, demeuraient sur cep. Car Bordeaux, à l’instar de la Suisse, vit une année «normale», bien que climatiquement en dents de scie, avec du millerandage au printemps, frais et pluvieux, puis du mildiou, champignon redouté, en juillet, et un peu d’oïdium.
2012 ? Petite quantité et bonne qualité
Malmenée, la récolte 2012 devrait être quantitativement en baisse, mais qualitativement de bon niveau, assurent les vignerons. Des pluies, parfois intenses, à l’équinoxe d’automne, sont arrivées après un long été en déficit hydrique et au soleil rayonnant en septembre, et ne devrait pas compromettre la qualité intrinsèque des baies, plutôt petites et à peau épaisse, en rouge. Et puis, chaque «château» est équipé d’une installations de tri : table «manuelle», machine optique ou à flottaison, où le bon grain est séparé de l’ivraie par sa densité en sucre.
A Bordeaux — les Graves et Pessac-Léognan n’échappent pas à la règle —, l’assemblage est un maître mot. Sur chaque domaine, on insiste sur la vendange, puis la vinification, par cépages, bien sûr, mais aussi par lots. Ensuite, la plupart des «châteaux» travaillent avec plusieurs  tonneliers, qui proposent des barriques de chêne, en principe français, «chauffé» plus ou moins. Durant l’élevage, entre 12 et 24 mois, ces barriques sont régulièrement dégustées, puis pré-assemblées ou assemblées: la part destinée au «grand vin» peut évoluer en fonction de la dégustation précédant la mise en bouteille.
Des notions finalement très relatives…
Autant dire que l’appréciation dite en «primeur», le printemps suivant la vendange, qui fixe la réputation d’un millésime, anticipe largement sur le résultat final. Comme pour la notion de «château», celle de «grand» ou de «petit millésime» relève de la relativité, tout comme les «classements». Car si Saint-Emilion remet l’ouvrage sur le métier tous les dix ans, les Graves ont jusqu’ici refusé de reconsidérer leur hiérarchie, esquissée en 1953 et achevée en 1959, comme les «grands crus», majoritairement médocains, se sont abstenus de toucher au classement de 1855, qui fait foi. Et où un seul Pessac-Léognan figure, le prestigieux Château Haut-Brion, premier grand cru en rouge (49 hectares). Plus 3 ha d’un rare blanc sec, le plus cher du monde.
©thomasvino.ch