Quand l’AOC ne fait pas la réputation
Par Pierre Thomas
Il est loin le temps où un grand homme politique portugais, le futur marquis de Pombal, délimitait une zone de production dans la vallée du Douro. Il s’agissait alors autant de protéger la production de raisin que de donner des gages aux négociants anglais. Ceux-ci avaient la haute main sur le commerce du porto. Le viticulteur, lui, n’y pouvait mais : «La pauvreté générale et extrême avait entraîné la prostitution continuelle des filles de vignerons qui espéraient, par ce moyen, faciliter une vente avantageuse de leurs vins», rappelle Hugh Johnson dans «Une histoire mondiale du vin».
La fameuse croix de la Romanée-Conti: où le terroir se confond avec la marque…
Entre terroir et origine
C’était au début du 18ème siècle. Deux siècle plus tard, dans le Sud de la France, situation économique à peine moins tragique. Le vignoble est gagné par le phylloxéra, ce puceron qui ronge les ceps par la racine, la qualité des vins, en chute libre et on se fiche de l’origine des raisins, vinifiés dans une théorie de vases communicants. Pierre Le Roy de Boiseaumarié y met le holà. Il fédère d’abord les producteurs de Châteauneuf-du-Pape, puis ceux des Côtes-du-Rhône. Finalement, durant vingt ans, de 1947 à 1967, celui qu’on appelait le «baron Leroy» préside l’Institut national des appellations d’origine (INAO), l’instance qui, aujourd’hui encore, chapeaute la réglementation française, viticole et, désormais, agroalimentaire et communautaire.
En 1933, il fallut un jugement pour fixer son contour au vin de Châteauneuf-du-Pape. C’est le principe fondateur des AOC: une notion récupérée sous le nom de «terroir». L’ensemble des acteurs se mettent d’accord sur un «cahier des charges», très détaillé, qui fixe les conditions de production du vin (et, par extension, de tout produit agricole). On tient aussi compte des «usages loyaux et constants» pour élaborer le produit dans un endroit donné.
Gustativement, ce «dénominateur commun», qui peut être le plus petit selon les mathématiques élémentaires, est-il une assurance de qualité? Les œnophiles, et certains producteurs eux-mêmes, sont loin de partager cet avis. Les AOC et autres IGP garantisent une origine, c’est tout. L’objectif d’encourager la qualité peut être pernicieux. En France, la «dégustation d’agrément», avant la mise en bouteille, a donné lieu à des débats épiques. Le refus, par des dégustateurs patentés, de reconnaître un vin en adéquation avec la législation, entraînait un «déclassement», donc la vente du vin à vil prix. Dans la nouvelle législation européenne (lire ci-dessous), cette dégustation est remplacée par un contrôle aval de la qualité, sur des bouteilles prises au hasard. Mais les Autrichiens conditionnent leurs nouvelles DAC par des aspects de «stylistique».
La marque contre la DOC
Mais aujourd’hui, la «marque» ne doit-elle pas supplanter l’appellation? Les Anglo-Saxons privilégient cette approche, au point de considérer les AOC comme de simples marques. Le consortium des producteurs du Brunello di Montalcino, en Italie, s’est battu, dans les années 1980, aux Etats-Unis, pour faire reconnaître le vin issu de sa DOCG comme une «marque», empêchant par là la contre-façon. Cas intéressant, que ce brunello de montalcino… Largement exporté sur le marché américain, parce que son leader, Banfi, appartient à une famille italienne émigrée, le brunello a, dans la plus parfaite illégalité, transgressé ses propres règles, au milieu des années 2000. Et mis sur le marché des vins non pas issus de pur sangiovese, comme le stipule le «disciplinaire» (cahier des charges), mais coupés avec du merlot ou de la syrah. Le pot-aux-roses fut révélé, des producteurs condamnés. Magnanime, le consortium a réaffirmé solennellement que seul le sangiovese «in purezza» (pur) peut donner du brunello. A la demande des autorités américaines, une analyse chimique par empreinte ADN peut être amenée à le prouver.
De Sassicaia à…
A deux pas de là, autre cas exemplaires, celui du Sassicaia. Certes, sur les rives toscanes de la Méditerranée, la culture de la vigne remonte aux Etrusques. Mais c’est le marquis Mario Incisa della Rocchetta qui, en 1944, replanta les premiers ceps. Et pas n’importe lesquels: du cabernet sauvignon et franc, élevés en barriques de chêne (français !) neuf. Cette curiosité resta confidentielle jusqu’au millésime 1968, mis sur le marché deux ans plus tard. Puis, avec le 1985, le Sassicaia se révéla supérieur à certains bordeaux. Sur l’étiquette ne figurait que le nom de «vino da tavola». Vin de table, quelle banalité: le large socle, anonyme autant qu’inommable, de la pyramide des AOC! Pourtant, dès 1983, Bolgheri avait bien une DOC, mais réservée aux seuls rosé et blanc. Ostensiblement, le rouge de noble extraction était ignoré. En 1994, l’injustice a été corrigée: d’un coup, Bolgheri accédait à trois DOC, rosso, superiore et Sassicaia. Le prestigieux «vin de table» devenait un cru, le premier d’Italie réservé à un seul vin d’un seul domaine, la Tenuta San Guido.
… la Romanée-Conti
De tels exemples, où la marque recoupe l’appellation, la France en cultive quelques uns. A Château-Grillet, juste à côté de Condrieu, racheté par François Pinault (groupe Artémis) au printemps 2011. Avec les AOC Savennières-Roche-aux-Moines et Savennières-Coulée-de-Serrant, du précurseur de la biodynamie, Nicolas Joly. Des «dénominations complémentaires» à Savennières, mais depuis peu (automne 2011) élevées au rang d’AOC de plein droit — nuance! Ou encore dans la prestigieuse Bourgogne, où Vosne-Romanée compte six grands crus. Deux sont des monopoles, La Tâche et la Romanée-Conti, du même nom que le domaine qui en est propriétaire. On gravite au sommet de la pyramide des vins, 2% de la production, pour l’ensemble des grands crus de Bourgogne. C’est aussi le seul vin de Bourgogne à mentionner le nom d’une famille, les Conty. En 1760, ces 1,63 hectares valaient dix fois plus que la moyenne de la région. On le sait parce que le propriétaire dut s’en désaisir, faute… d’argent pour l’entretenir. A la Révolution, la Romanée-Conti fut vendue comme «bien national».
Si, depuis longtemps, la renommée de la Romanée s’est faite, le vignoble n’est pas si vieux: entre 1946 et 1951, les plants de pinot noir seront arrachés et la parcelle entièrement replantée. Récente aussi, la réputation de Petrus, «un des symboles les plus achevés du luxe», selon le trio Pierre Casamayor, Michel Dovaz et Jean-François Bazin («L’or du vin», Hachette, 1994). Même s’il figurait comme «un des meilleurs pomerols» dès 1866, le roi des merlots ne peut qu’afficher «grand vin» — deux mots qui juridiquement n’engagent à rien — sur son étiquette sigillée de rouge. Le classement des crus bordelais de 1855 avait laissé de côté Saint-Emilion et Pomerol. Sa réputation, Pétrus ne l’acquiert qu’au milieu du 20ème siècle, et dès 1964, avec l’arrivée de Jean-Pierre Moueix.
Sassicaia, Romanée-Conti et Pétrus sont tous re-nés il y a soixante ans… Ils doivent leur réputation davantage à la rigueur des hommes qu’à la stricte observance d’un «cahier des charges», garde-fou plutôt que charte de qualité.
De l’AOC à la DOP:
le grand chambardement européen
Pour le vin, chaque pays de l’UE doit mettre de l’ordre dans ses appellations. Pour l’Italie, sont concernées 60 DOCG, le haut du panier des dénominations d’origine contrôlée «et garantie», 332 DOC et 119 IGT ; pour la France, 357 AOC et quelque 150 «vins de pays», sans compter les 17 AOVDQS («appellation d’origine vin délimité de qualité supérieure»), qui ont disparu au 31 décembre 2011 — 15 aspirent à devenir DOP. La Suisse a un coup de retard: fédéralisme oblige, les AOC viticoles sont du ressort des cantons et chacun fait comme bon lui semble, sans véritable cahier des charges. Les Vaudois ont même réussi le tour de force d’adopter, en été 2009, des AOC très loin d’être «eurocompatibles».
©thomasvino.ch