Les gourous se poussent du goulot
par Pierre Thomas
Le marketing, toujours plus présent sur le marché mondial du vin, les nomme des “prescripteurs ». Qui sont-ils, ces dégustateurs qui dispensent urbi et orbi leurs commentaires? L’Américain Robert Parker s’est attaché, depuis vingt ans, à noter les vins sur une échelle à 100 points. Tous les deux mois, il publie, en anglais et en français, une lettre d’initiés, “The Wine Advocate ». Elle passe en revue les grandes régions viticoles du monde, sur la base d’échantillons envoyés par les importateurs ou dégustés à la propriété. Ces notes et commentaires sont repris dans des livres qui, chaque année, font un tabac.
Sus à la « pensée unique »
Plus personne ne peut ignorer Parker. Ni les producteurs — l’Amérique suit Parker les yeux fermés, et elle représente souvent le principal marché d’exportation. Ni les négociants — une note comprise entre 90 et 100 assure le succès commercial du vin référencé. Ni les amateurs éclairés — qui tiennent à la valeur de leur cave.
Une telle aura appelle inévitablement son contreproids. Porté par la vague de la “pensée unique », plaie intellectuelle de la fin du 20ème siècle, Parker joue sur du velours. Ses adversaires sont dispersés. Longtemps englués dans la suffisance — “Nous faisons les meilleurs vins du monde » —, les Français remontent le courant. Cette semaine, un trio de la Revue du Vin de France a parcouru en quelques dégustations marathons le vignoble romand, de Genève à Sierre. Ces journalistes, et le candidat au titre de meilleur sommelier du monde, Olivier Poussier, étaient chaperonnés par le négociant-journaliste Jacques Perrin, et son médecin-chauffeur Patrick Regamey, représentants suisses permanents au Grand Jury Européen.
Cette instance pose son diagnostic sur des vins déjà mis en bouteille — par oppositon aux échantillons « arrangés » pour le palais de tel ou tel dégustateur —, en tentant de prouver la suprématie des crus du Vieux-Continent sur ceux du Nouveau-Monde. De l’opinion pondérée d’un aréopage devrait se dégager une impression plus crédible que l’avis d’un avocat américain commis à la défense des vins de Bordeaux, des Côtes-du-Rhône ou des vins américains, dont il est un ambassadeur en Europe…
L’offre et la demande
Et voici que se pointe Jean-Marc Quarin, décrit depuis dix ans comme un “futur Parker » français. Son système, de fait, est identique à celui de l’avocat américain: il a monté sa propre organisation de séminaires de dégustation à Bordeaux et édite lui-même ses commentaires sous forme de « carnets de dégustations », à un peu plus de 100 francs suisses les cinq parutions annuelles.
Cet ancien éducateur spécialisé joue aussi au maître d’école: il note les vins sur 20 points. Pour les bordeaux 98, il a publié son palmarès des 100 meilleurs vins, goûtés sur échantillon, qui dépassent les 15,5 points. Jean-Marc Quarin met le doigt sur le nœud du problème: « Le prix du vin n’est jamais en rapport avec la qualité. Le prix est en rapport avec l’offre et la demande. » Et c’est dans cette logique commerciale qu’éclate la perversité du système: lorsque les critiques notent un vin, son prix monte. Le marchand, puis le client, doivent réagir rapidement, sous peine de voir la bonne affaire leur passer sous le nez.
A ce jeu, et malgré des découvertesannuelles, les grands crus de la hiérarchie bordelaise ont une longueur d’avance. Quarin en est intimement persuadé: “Ces dix prochaines années, les premiers crus auront, de plus en plus, de meilleures notes. Ils représentent un mythe qui sanctifie la pure expression d’un terroir incomparable. Ils deviennent un produit de luxe. » Arnault (LVMH) et Pinaut (La Redoute-FNAC), les Dupont-Dupond ennemis du luxe français, ont racheté des châteaux prestigieux comme des marques commerciales.
Aujourd’hui, on roule donc d’un Relais & Châteaux à l’autre en Mercedes ou en BMW, une Cartier ou une Rolex au poignet et un flacon d’Yquem ou de Cheval-Blanc dans son Eurocave mobile. Un « rêve » qui fait surtout envie de redécouvrir les vins de proximité. Des vins à boire. Par plaisir. Tout bonnement.
L’aveu d’un gourou
Rares sont ceux qui lisent Parker et les autres dans le texte. Peut-on échapper au système scolaire de la (bonne) note, là où on recherche du plaisir? Question posée entre quatre z’yeux à Jean-Marc Quarin: « J’ai cru à un véritable descriptif de la sensation gustative. J’ai dû me rendre à l’évidence: ce n’est pas ce qui intéresse les gens. Ils veulent savoir si c’est bon ou pas bon; s’ils doivent acheter ou pas. Au fond, le jugement attendu se résume à oui ou non. »
Vous avez dit « réduction »? Le terme qualifie un défaut du vin peu agréable au nez et manquant d’aération, le voilà qui résume un raisonnement intellectuel simpliste qui ne manque pas d’air, lui.
Article paru dans dimanche.ch, Lausanne, en 2001