Vins suisses — Les grands sommeliers jugent les vins suisses
Meilleurs sommeliers d’Europe et vins suisses
Ils sont devenus les «docteurs du vin». Les sommeliers sont toujours plus écoutés des consommateurs et… des producteurs. Ils ne font certes pas (encore) la pluie et le beau temps. A Genève, au Café des Négociants, cet automne (réd. 2004), quelques uns ont dit ce qu’ils pensent des vins suisses. En toute franchise.
Par Pierre Thomas
Les bars à vins se multiplient. Le phénomène est connu à Zurich (le «Caduff’s Wine Loft» précurseur, mais aussi «Wein & Sein»), à Berne (l’épatant «Mille Sens» d’Urs Messerli, resto et vinothèque, en face de la gare, dans la Markthalle) et à Genève… mieux encore à Carouge. Dernier en date : le «Qu’importe…» animé par François Groulet, ex-sommelier du Parc des Eaux-Vives relooké. Et c’est dans la cité sarde, mi-octobre, juste après le «championnat du monde» d’Athènes (lire ci-dessous). Ils étaient les hôtes de l’équipe du Café des Négociants, une agréable adresse pour les amateurs de vins qui vont chercher à la cave leur flacon, choisi parmi quelques dizaines de références. Quatre sommeliers, emmenés par Sam Sebti, longtemps sommelier de l’Auberge de Zaehringen, à Fribourg, et Franck Heydens, conseillent les clients. Nous y étions. Et nous avons croisé quelques sommités — sommeliers, vignerons et… vins.
Introuvables ailleurs ? Dommage !
Premier Nordique a décrocher pareil titre, le Suédois Andreas Larsson, chef sommelier du restaurant Bon Lloc, à Stockholm, a remporté le «Trophée Ruinart», en juin, à Reims. C’est l’officieux championnat d’Europe. A Carouge, il découvrait les vins suisses, du moins à cette échelle. Le nez sur une syrah «Vieilles Vignes» 2002 de Simon Maye et fils, à Saint-Pierre-de-Clages (VS), et le jugement fuse : «Ce vin me fait penser à une grande Côte-Rôtie». Coup de cœur pour un des vins les plus remarqués de la dégustation, un chardonnay 2002 du Vaudois des pieds du Jura Christian Dugon, de Bofflens. Un mot suffit : «Exceptionnel !» Et un clin d’œil à un «vieux» millésime, le 1998 du cabernet sauvignon genevois de Schlaepfer et Pillon, le Comte de Peney : «J’aime ces notes de sous-bois, cette complexité et cette longueur en bouche. Je suis impressionné par le nombre de cépages cultivés en Suisse, une vraie richesse. Mais je regrette qu’on ne trouve pas ces vins hors du pays. Ces petites arvines, ces humagnes sont inconnues. Même votre gamay, qui a un grand potentiel, à mon sens…» Rappel douloureux: la Suisse exporte depuis des années moins d’un pour-cent de sa production.
Des vins suisses chez Veyrat
Venu en (presque) voisin, Samuel Ingelaere, le sommelier de Marc Veyrat, salue la proximité: «Je vais étoffer ma carte d’Annecy et de Megève avec une vingtaine de grandes références suisses. Ne serait-ce que pour faire plaisir à notre clientèle helvète, qui représente tout de même 40%!» Et les autres, ils en boiront «du suisse» ? «Aucun problème ! Je fonctionne en carte fermée : les clients me laissent choisir leurs vins en toute confiance». Le Savoyard a été impressionné — en connaisseur ! — par la mondeuse 2003 de Henri et Vincent Chollet, à Aran sur Villette (VD) : «Voilà un vin plein de gourmandise, au fruité très intense, à la fois rond et souple. Souvent, les mondeuses savoyardes sont plus fluettes. Celle-ci, on pourrait presque la prendre pour une syrah…» Et coup de cœur pour l’Ermitage sec «Grain d’Or» 2002 de Marie-Thérèse Chappaz, à Fully : «Un nectar puissant et complexe, qui exprime toute l’opulence du fruit mûr. Parfait sur la cuisine de Marc Veyrat !»
Venu du Tessin, Paolo Basso, vice-champion d’Europe à Reims, traquait le boisé dominant de certains vinificateurs qui n’y vont pas avec le dos de la barrique. Mais il se plaisait à souligner la qualité des vins de Michel Boven, de Chamoson, et de Denis Mercier, de Sierre. Nez creux ! Quelques jours plus tard, à Berne, au «Gala des vins suisses», le premier s’imposait comme l’encaveur à la meilleure moyenne de tout le concours (avec six vins bien placés sur trois cent) et le second remportait la palme du vin le mieux noté (95,2 points sur 100) avec une marsanne surmaturée.
Un chasselas quand même
Côté parisien, le champion du monde sortant, Olivier Poussier, acheteur pour le groupe du pâtissier Lenôtre, livrait lui aussi la liste de ses préférés. D’abord, un sauvignon blanc genevois 2002 de Jean-Michel Novelle, «qui allie maturité physiologique du cépage et gestion bien menée de la barrique». Un compliment absolu selon les critères modernes de la dégustation. Même extase que ses pairs pour le «Grain d’Or» de Marie-Thérèse Chappaz, «le plus beau vin de la journée», malgré l’«extraordinaire» chardonnay de Christian Dugon, l’amigne 2003 de Fabienne Cottagnoud, de Vétroz (VS), et l’arvine 2002 de Denis Mercier. Et, perdu dans ces «spécialités» du vignoble suisse, élaborée au compte-gouttes, mention pour un blanc vaudois, «Le Brez» 2003, de Raymond Paccot, à Féchy : «Un chasselas pur, cristallin, de plaisir immédiat, dont la persistance aromatique contrecarre le manque d’acidité». Et puis, un cabernet franc 2003 du Genevois Stéphane Gros : «Voilà un raisin cueilli à la juste maturité du fruit. Comme son gamaret, certes assez rustique, mais pas surextrait. Le vigneron a su laisser de la fraîcheur à un cépage qui pourrait en manquer…»
Meilleur sommelier de Suisse, selon GaultMillau, en 2000, Christophe Menozzi, «exilé» volontaire à Doucier, près de Lons-le-Saulnier (une heure de route de Genève), où, dans sa propre auberge, le Comtois, il fait chanter les vins du Jura français, posait le même diagnostic : «Que les vignerons suisses fassent attention aux extractions ! J’ai dégusté des merlots et des gamarets qui avaient perdu toute finesse. Je préfère un vin de soif, frais et fruité plutôt qu’un vin lourd, qui fatigue les papilles durant tout un repas.» Cet appel à la sagesse et au respect de la «matière première», le raisin, c’est le nouveau credo des sommeliers. Ils favorisent volontiers les vins à boire jeunes et non à garder des décennies en cave. Car les sommeliers, comme les consommateurs, sont aussi des hommes pressés…
Actu 2004
Champion du monde : toujours plus jeune !
Le successeur d’Olivier Poussier, meilleur sommelier du monde en 2000, est un Parisien d’emprunt, l’Italien Enrico Bernardo, chef sommelier du «Cinq», le restaurant du palace George V Four Seasons, à deux pas des Champs-Elysées. Il a triomphé, à la mi-octobre, à Athènes, de trois finalistes plutôt surprenants à ce niveau, l’Allemand Jürgen Fendt et deux Français hors-Hexagone, Hervé Pennequin, qui défendait les couleurs étatsuniennes, et Gérard Basset, certifié «Master of Wine» anglais. L’Italien, à 28 ans, est le plus jeune vainqueur du trophée. Il a gagné après des épreuves écrites, mais aussi pratiques (et sportives !), comme la décantation d’un magnum en… cinq minutes. En lice à Athènes, vice-champion du monde et d’Europe sortants pour la Suisse, Paolo Basso confirme que les épreuves ont été ardues, pas seulement autour des connaissances des vins, mais des autres produits qui font désormais partie du métier de sommelier, les eaux minérales, les alcools et les cigares. Revanche dans trois ans à Barcelone.
Article paru dans Al Dente – L’Illustré, Lausanne, en novembre 2004.