Un entretien avec… Pierre Thomas
«Aujourd’hui, on boit moins, mais mieux»
Propos recueillis par Catherine Favre, parus dans «Le Journal du Jura», Bienne, le 19.11.2004
Aucun vigneron du Littoral biennois, ni même des Trois Lacs, ne figure au palmarès du Concours national des vins 2004, premier du nom. Expert reconnu officiant dans de nombreux jury internationaux, le journaliste spécialisé en vin lausannois Pierre Thomas ne fait pas mystère de ses réserves à l’égard de la grand’messe orchestrée à Berne le 22 octobre par l’Interprofession suisse du vin et le magazine Vinum. A l’issue d’une procédure de dégustation d’envergure, les crus du Valais ont remporté huit titres sur dix, évinçant totalement des régions pourtant connues pour l’excellence de leurs vignobles.
Pierre Thomas, si vous deviez faire un palmarès «perso»… est-ce que des vins biennois auraient eu droit de citer?
Certainement. Jean-Daniel Giauque de La Neuveville par exemple aurait eu tout à fait sa place au même titre que d’autres grands absents vaudois, genevois ou même valaisans… Jean-Daniel Giauque a obtenu de nombreuses distinctions au plan international. Mais, à tort ou à raison, le vigneron a refusé «ce cirque»…
Les vins biennois dans leur ensemble souffrent d’un problème d’image?
Certainement, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a de très bons vins, mais il est difficile de faire du marketing efficace pour ces vins issus de microcuvées. Ce sont les paradoxes de nombreuses régions viticoles de Suisse, qui ne produisent pas suffisamment pour être présentes sur le marché à grande échelle. Par ailleurs, il faut compter avec l’auto-concurrence que se livrent les régions viticoles romandes. On trouve peu de vins genevois ou vaudois à la carte des restaurants valaisans, à fortiori des vins biennois.
Les vignerons du lac de Bienne misent désormais sur la diversification… C’est une stratégie payante?
Le problème c’est que chaque vigneron prétend se spécialiser dans toutes sortes de variétés; un tri est inéluctable à terme. En France, en Italie ou en Espagne, il n’y a nulle part une telle diversification de cépages.
Qu’est-ce qui fait un bon vin?
Le savoir-faire, dans un climat et une région aptes à la vigne! En Suisse, les vignerons n’ont généralement pas de problèmes d’équipement ou de matériel; ils maîtrisent en principe tous leur métier; la plupart des jeunes ont fait des études à Changins… Reste le talent, le savoir-faire.
La concurrence est toujours plus effrénée, notamment avec les vins du Nouveau Monde. Le tableau est-il plutôt sombre pour les vignerons, surtout dans de petites régions comme la nôtre?
Il y aura sans doute toujours de la vigne sur le Littoral biennois. Le vignoble a une vocation paysagère essentielle. La vigne est inscrite dans la topographie des principaux lacs de Suisse. Et les producteurs les plus exigeants et inventifs arriveront toujours à faire du bon vin. En opposition à la mondialisation, on assiste partout à la revalorisation des produits de proximité. Sans parler des critères écologiques, les vins australiens ou chiliens pour prendre deux exemples en vogue, représentent des dépenses en frais de transport énormes. Mais pour que la viticulture continue d’exister, il faut que les vignerons se professionnalisent.
Facile à dire! Parmi les producteurs biennois, seuls 20% d’entre-eux peuvent vivre de la vigne…
C’est vrai pour le lac de Bienne comme au Tessin ou en Valais, où il y aura toujours quelques passionnés qui cultiveront la vigne comme hobby. Mais pour assurer la survie de nos vignobles, il faut que les producteurs puissent vivre de la viticulture.
Les résultats de l'étude M.I.S. Trend sont encourageants…
Cette étude montre que l'image des vins suisses s’améliore, c’est une bonne chose; mais l'étude n’est pas une statistique de la consommation. Or cette dernière ne va sans doute pas augmenter, elle serait plutôt en baisse. Comme partout ailleurs, le Suisse boit mieux, mais moins… Ce constat offre une base pour discuter des principaux problèmes des vins suisses…
… quels problèmes?
Pour de multiples raisons, nos vins sont difficilement exportables, seul 1% trouve preneur hors du territoire helvétique. Nous sommes donc condamnés à boire nos vins. Mais on oublie souvent que les deux tiers de la production romande sont écoulés outre-Sarine; dans ce sens, la Suisse alémanique constitue le principal marché d’exportation des vins de Romandie.
Le tout nouveau «Guide des vins suisses» constitue une heureuse initiative promotionnelle?
L’idée de base était intéressante. Mais ce répertoire d’adresses porte à tort le titre de «guide». D’excellents vignerons n’y figurent pas. Les critères de sélection n’apparaissent pas clairement. Certains vins figurent dans la liste des 291 «ambassadeurs nationaux», d’autres parmi les 974 «ambassadeurs régionaux»; mais il n’y a pas de cotation et pourtant, le Concours national qui s’est déroulé en parallèle offrait l’occasion de rendre publique les notations des experts; quelque 3250 vins ont été testés. Autre problème : certains producteurs n’ayant pas participé au concours, figurent tout de même dans le guide, sans que leurs vins aient été dégustés. En définitive, l’amateur de vin peine à s’y retrouver .
Une boutade en forme de provoc': les vins suisses ne sont pas assez chers, vraiment?
On trouve de toutes grandes bouteilles pour 30 ou 40 fr. En France, au sommet de la hiérarchie, il n’y a rien au-dessous de 80 ou 100 fr. Et pourtant, bien que deux fois moins chers, quelques-uns de nos vins tel l’ermitage ou la petite arvine en liquoreux de Marie-Thérèse Chappaz soutiennent la comparaison avec un Château d’Yquem.
Et dans votre propre cave?
J’ai quelque 3000 bouteilles dans ma cave, 700 proviennent des vignobles suisses. Les vins suisses ne doivent pas être enfermés dans une sorte de ghetto surprotégé. Ils ont leur place dans les concours internationaux parmi les meilleurs crus du monde… Mais leur production est trop limitée pour qu’on les trouve à l’étranger. C’est le paradoxe des micro-régions vinicoles comme les nôtres.
Et vos goûts personnels?
J’aime la syrah, toutes les syrahs, avec une affection particulière pour celles de la vallée du Rhône, du pied du Glacier jusqu’en Avignon.