Chili — Les femmes sont l’avenir du vin chilien
Les femmes sont nombreuses dans les vignes chiliennes. Au moment de la vendange, entre mars et mai, entre les ceps. Et en cave. A Nouveau Monde, réflexes neufs. Rencontres sur place.
De retour du Chili, Pierre Thomas
Ce jour-là de mars, à une centaine de kilomètres au sud de Santiago du Chili, dans la vallée de Cachapoal, on se croirait du côté des Baux de Provence. Les contreforts de la cordillière de la Côte, qui sépare l'océan Pacifique des Andes, se détachent, acérés, sur le bleu métallique du ciel. Une brise se lève.
Ce jour est un grand jour pour Altaïr: c'est la première fois que des journalistes du monde entier dégustent un vin de haut de gamme, fruit de la complicité entre un grand cru de Saint-Emilion, Château Dassault, et une des trois plus grosses entreprises viticoles du Chili, Vina San Pedro. Le vibrionnant œnologue-conseil français Pascal Châtonnet a fait le déplacement de Bordeaux.
Une icône
Les deux vins du jour, du millésime 2002, des assemblages de cabernet sauvignon, de merlot et de carmenère («pour la chilian touch», plaisante le Bordelais), le Sideral et l'Altaïr, enchantent les dégustateurs. Le premier, nez épicé, arômes de cacao et belle élégance, est plus près à boire que le second, à l'attaque souple, aux tanins serrés, mais encore dominé par le bois. A 100 dollars la bouteille, il va devenir un vin culte. Une «icône», comme on dit au Chili.
Mais l'icône d'Altaïr est une jeune femme, Ana Maria Cumsille, 34 ans. Elle a étudié l'œnologie à l'Université catholique de Santiago, qui a formé, ces dernières années, plus d'une centaine de femmes à l'exercice des métiers de la cave. Puis elle est partie à Bordeaux. Où elle a fait un stage, et pas n'importe où: au prestigieux Château Margaux. Dans l'appellation que les hommes ont longtemps décrite comme la plus «féminine» de Bordeaux, selon une therminologie où le machisme transparaît… Le fait est que ce premier grand cru classé, quintessence de finesse aromatique, appartient à une femme, Corinne Mentzelopoulos.
Du cabernet soyeux
Mieux que personne, Ana Maria Cumsille peut expliquer ce qui différencie les deux régions du monde où le cabernet-sauvignon domine, Bordeaux et le Chili: «Le climat fait toute la différence! Ici, au Chili, un été sec permet au raisin de mûrir longuement et lentement, la chaleur du jour alternant avec la fraîcheur de la nuit. La maturité des tanins est incomparable. Mais l'équilibre du vin se fait différemment qu'à Bordeaux. Les risques de notre climat, c'est de manquer d'acidité, d'avoir trop de sucre, donc trop d'alcool. Mais j'ai une philosophie française. Et sans m'en rendre compte, je fais un vin de style français», explique la jeune femme.
C'est elle qui contrôle toutes les barriques, durant le long élevage du vin, qui passe près de deux ans en fûts neufs. «Je respecte le plus possible le raisin. L'hypertechnologie, la chimie, ça n'est pas pour moi…», dit-elle. Raisins très mûrs, long élevage en bois: les vins chiliens, même de haut de gamme, sont «bons à boire» bien plus tôt que les bordeaux. Voilà qui ne désarçonne pas le moins du monde la jeune œnologue: «Quand j'aime un vin, je veux pouvoir le boire, même si on me dit qu'il sera meilleur dans trois ans. La vraie frustration, c'est de s'apercevoir qu'un vin devait être meilleur trois ans avant de le boire.»
Le coup de foudre d'une «Genevoise»
Des femmes — et au plus haut niveau du vin chilien —, il y en a un peu partout. Premier vin «icône» du pays, l'Almaviva, né en 1996 d'une «joint venture» entre le plus gros exportateur, Concha y Toro, et les Rothschild de Mouton, où règne la baronne Philippine.
Autre femme issue d'une famille célèbre, pour une autre «icône»: Alexandra Marnier-Lapostolle, descendante du créateur de la liqueur Grand Marnier. Cette quadragénaire réside à Genève et, précise le site internet de Casa Lapostolle, ses deux fils font des études d'ingénieur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Elle avoue avoir eu un «coup de cœur» pour le Chili, où elle est à l'origine du Clos Apalta. Ce vin a été classé troisième meilleur du monde, pour 2003, par l'influent magazine américain Wine Spectator et crédité, en 2000, de 94 points sur 100. Le 2001, qui vient de sortir sur le marché, fait mieux encore: 95 points.
On peut citer encore Miguel Torrès, le nouveau «conquistador» espagnol du Chili viticole: c'est lui, le premier qui a cru dans les chances des vignes chiliennes, plantées par le moine espagnol Francisco de Carabantes, en 1548. La mère, la sœur et la fille de Miguel Torrès sont étroitement impliquées dans l'entreprise familiale.
Partout, des femmes
Deux jeunes femmes, les soeurs Francisca et Maria Sara Sanchez, sont à l'origine du guide des vins du Chili («Guia de vinos de Chile»), très complet, publié chaque année: on y lit que chaque domaine important compte au moins une œnologue dans son équipe technique. D'autres encore chaperonnent le concours du Catad'or Hyatt, qui distingue les meilleurs vins chiliens, ou éditent l'ambitieuse revue pour œnophiles, désormais mensuelle, Vitivinicultura (www.vitivinicultura.cl).
Et puis, il suffit de parcourir les vignes du Chili à la vendange pour voir que les femmes y sont nombreuses, à la cueillette, comme au tri qualitatif des raisins. C'est le revers de la médaille: une main-d'œuvre nombreuse et très peu payée. Chez Canepa, un domaine de la vallée du Maipo, à l'entrée de Santiago, qu'a dû reprendre avec courage une veuve, née Garibaldi, en Ligurie, la directrice de l'export, la Française Claire Besanceney explique: «De plus en plus d'acheteurs européens mettent l'accent sur l'éthique du vin. Avec une inconséquence certaine. Car les mêmes qui dispensent leur leçon de morale exigent d'acheter au plus bas prix et ne nous donnent pas les moyens d'améliorer le niveau de vie.» Dure leçon: si la femme est l'avenir des vins chiliens, l'homme reste un loup pour l'homme.
Utile
Où trouver les meilleurs vins chiliens?
Almaviva (autour de 70 fr. la bouteille) est largement répandu, notamment chez www.gazzar.ch, www.vogel-vins.ch. Et chez Coop (www.wineshop.coop.ch), qui distribue aussi le cabernet-sauvignon «ultrapremium» Le Dix de Los Vascos, dans l'excellent millésime 1999 (49 fr. la bouteille).
Almaviva 2000 et 2001 sont proposés en demi-gros (caisse de six bouteilles au moins) par www.hautprestigewines.ch, à Genève, de même que le Clos Apalta 2000 (75 fr. la bouteille).
Les vins d'Errazuriz, Don Maximiano 1999 (78 fr. la bouteille) et Sena 1999 (79 fr.) sont disponibles chez Mövenpick (www.moevenpick-wein.com).
Quant à la distribution d'Altaïr, elle devrait passer par le négoce bordelais et les revendeurs habituels du Château Dassault (www.cavesa.ch et www.vogel-vins.ch), à un prix pas encore fixé.
Reportage paru en juin 2003 dans le mensuel Edelweiss, Lausanne.