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Posted on 7 janvier 2005 in Vins français

Champagne — Le siècle dans la bouteille

Champagne — Le siècle dans la bouteille

Un siècle de champagne
enfermé dans une bouteille
La plus grande maison de champagne, Moet & Chandon, partie intégrante du géant du luxe LVMH (Louis Vuitton, Moet, Hennessy), lance un champagne qui résume ces cent dernières années. Dégustation à Epernay.
Par Pierre Thomas
Nulle part ailleurs qu'en Champagne, on aurait eu pareille idée: mélanger des vins du siècle dans une seule bouteille, ou plutôt dans 323 magnums. Ailleurs, le résultat ne serait qu'un bouillon de culture imbuvable et, surtout, en contradiction avec la notion de millésime, sacro-sainte dans les grands crus et même les AOC. En champagne, l'assemblage d’années est de rigueur. Dans une région où la réglementation est très poussée, il fait partie d'une tradition à l'avantage des vins les plus courants. Climatiquement, la Champagne n'est guère favorisée. Ses vins ne dépassent guère les 10° d'alcool naturel. Permettre de marier les mauvaises années avec les bonnes permet d'équilibrer et la qualité, et les quantités. Futés, les Champenois!
A 20'000 francs le litre
L'autre jour, à Epernay, quelques journalistes suisses ont pu découvrir cet « Esprit du Siècle » dont la création a été savamment orchestrée. Kenzo et Ornella Muti ont leur magnum, enfermé dans une stèle, dans les caves de craie creusées par Moet & Chandon sous la mairie d'Epernay. Seuls une cinquantaine de journalistes du monde entier ont eu droit à une lampée du précieux nectar, qui n'est pas vendu, sauf à des amateurs triés sur le volet ou en faveur d'œuvres caritatives. La Suisse a joué sur les deux tableaux: un amateur anonyme a, dans sa cave, un magnum du rare breuvage. Un autre magnum a été vendu à Genève, au profit du Musée de la Croix-Rouge, au prix de 32'000 francs suisses. Qui est sa valeur marchande… Le meilleur sommelier du monde, Olivier Poussier, en a reçu un pour son titre, décroché cet automne à Montréal. Et pour le reste, il faut être invité dans les catacombes. Le sommelier de l'année, Christophe Menozzi, du Noirmont, était aussi du voyage: « Cette mousse me fascine, c'est de la crème », s'est-il exclamé, avant de commenter: « Le nez dégage des odeurs d'épices orientales, la bouche est très équilibrée, avec des notes de confit. Le vin est généreux et son acidité est d'une (inter) superbe qualité… »
Une cuve pour onze millésimes
Pour l'œnologue et maître de cave Dominique Foulon, le tour de force n'est pas mince. Il a fallu choisir une année par décade. Des millésimes qui sont « ni les meilleurs, comme 1928, ni les plus représentatifs », mais plutôt les plus complémentaires. La base, elle, est un solide socle de vin tranquille de 1995, pour moitié du mélange. Les autres vins ont été tirés de bouteilles qui avaient déjà pris leur mousse, stockées bouchon en bas et le cul par-dessus tête, dans les caves d'Epernay. « Le gaz carbonique est une très bonne protection contre le vieillissement, s’il est associé au dépôt dans la bouteille », explique Dominique Foulon. »Il faut dégorger le plus tard possible: entre un champagne d'une année précise, mis en bouteille cette année-là, et un champagne du même millésime dégorgé quelque temps avant la dégustation, c'est le jour et la nuit. » Ensuite, ces vins ont été assemblés dans une seule cuve, et l'on a rajouté du sucre pour faire refermenter et « prendre la mousse ».
Une recette pour demain?
Reste à savoir si la recette peut être extrapolée… Jusqu'ici, les maisons de champagne ne gardaient pas forcément des stocks importants, qui exigentt place en cave et immobilisation de capitaux. Moet en conserve tout de même plusieurs centaines de milliers de bouteilles… Ces assemblages à géométrie variable pourraient multiplier à l'infini les cuvées extraordinaires. « Ca reste de la formule 1 plutôt que de la série », commente Dominique Foulon. « Mais ça devrait nous pousser, dans le troisième millénaire, à garder naturellement plus de vin. Est-ce que le champagne de cette fin de siècle est le même qu'au début du siècle? Et à l'avenir, égalera-il celui produit jusqu'à l'an 2000? Nous n'avons pas la réponse », avoue modestement l'œnologue.
Cette réponse, Dominique Foulon ne l'aura du reste jamais: il prend sa retraite de chez Moet & Chandon (26 millions de bouteilles par an sous cette seule marque!) à la fin du mois. A la fin de l'année 2000. A la fin du siècle et du millénaire, donc…

Eclairage
Le champagne s'invite à table

Récemment, Dominique Foulon a fêté ses vingt ans de collaboration avec l'Ecole hôtelière de Lausanne, où il explique les vertus du champagne. Pour l'occasion, il a fait venir au Chalet-à-Gobet le chef du restaurant de Moet & Chandon, au Trianon d'Epernay, Pascal Tingot. Il a concocté un menu de cinq plats et autant de champagnes. « Les élèves, qui étaient à l'époque des jeunes de première année et ont, désormais, des notions d'œnologie, ont découvert que le champagne peut faire tout un repas. C'était nouveau pour eux! »
De fait, les grands champagnes sont devenus des vins chers: ce statut leur donne l'accès à la table, qu'ils fréquentaient jusqu’au XIXème siècle dans les meilleures cours du Vieux-Continent. Mode rétro donc, corroborée par le magazine d'Air France. Dans son dernier numéro, cette remarquable publicaton a demandé à douze chefs « trois étoiles » de désigner quel vin du dernier millénaire ils choisiraient pour entamer le nouveau. Trois d'entre eux citent un champagne de grande cuvée et millésimé: le Champenois Gérard Boyer, la Cuvée Louise 90 de Pommery, pour accompagner une salade de pommes de terre aux truffes, l'omniprésent Alain Ducasse (Paris-Monte-Carlo), le Krug Collection 79 sur une poulette des Landes truffée sous la peau et le Parisien Alain Senderens, le Dom Pérignon 85, en escorte d'une poularde de Bresse pochée.

Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue, en décembre 2000