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Posted on 8 janvier 2005 in Vins du Nouveau Monde

Chili — Le Chili vise le haut de gamme

Chili — Le Chili vise le haut de gamme

Le Chili vise très haut
Les producteurs sud-américains visent le top du top pour casser l'image des vins de masse. Le Chili compte sur les Européens, notamment sur les Français, pour rehausser l'image de ses vins. Visite à domicile.
De retour de Santiago, Pierre Thomas
Cette semaine, Altaïr a inauguré en grande pompe sa nouvelle cave. Un vaisseau de pierre qui se fond dans un contrefort de la cordillière des Andes. Les capitaux viennent de San Pedro, un des trois gros producteurs de vins du Chili, et du Château Dassault, un grand cru classé de Saint-Emilion. But de l'opération: sortir un vin, éponyme, de très haut de gamme, sur 75 hectares. Une «icône», comme disent les Chiliens.
Vins de masse à 2 dollars
Ils avaient déjà des «réserve», puis des «premiums» et des «ultrapremiums»… Et maintenant, ils visent le top du top. Récemment, le directeur de la Vinas de Chile Association, Rafael Guilisati, constatait: «Il faut attaquer le marché du luxe, parce qu'un produit vendu à un bas prix est considéré comme un produit de petite qualité. Le prix est devenu un signe de qualité.» Les Chiliens ne sont pourtant pas mécontents de leur sort: ils exportent 90% de leurs vins. Aux Etats-Unis, cumulés avec les Australiens, ils ont conquis, en 2002, 27% du marché, contre 22% pour les vins français. Seul regret, de taille: le prix moyen de la bouteille ne dépasse pas les 2 dollars (moins de 3 francs).
L'image du Chili est celle d'un pourvoyeur de vins de supermarché. En Suisse aussi, qui n'apparaît qu'au quinzième rang des exportations, selon les chiffres chiliens (285'000 caisses en 2003). Une position trompeuse, quand on sait que la Suisse importe aussi du vin en vrac. Dans notre pays, avec 5,3 millions de litres, le Chili pointe derrière les Etats-Unis (9 millions) et l'Australie (6 millions). De 1999 à 2003, les importations de ses vins rouges ont progressé de 2,4 à près de 4 millions de litres. Mais pour un prix moyen de 4 francs le litre.
«Du bon vin partout!»
Le Chili, désormais, veut accèder au marché de prestige. Avec l'aide de qui? Des œnologues français! A Altaïr, Pascal Châtonnet, heureux propriétaire de La Sergue, à Lalande-de-Pomerol, joue les «œnologues volants»: «Je suis curieux. Je n'ai pas la prétention de croire les vins français meilleurs. Si on travaille bien, on fait du bon vin partout. Pour moi, c'est une question de passion, pas d'intérêt», confie ce fringant quadragénaire, consultant de Vega Sicilia, prestigieux cru espagnol, et co-patron d'un laboratoire à Mendoza (Argentine) qui conseille près de 90 caves, avec le fameux œnologue bordelais Michel Rolland.
Alors que l'Espagnol Miguel Torrès a relancé la viticulture chilienne au début des années 1980, les Français investissent en force dans l'économie viticole chilienne. Sur les quarante domaines propriétés de non Chiliens, seize sont en mains tricolores. Les Rothschild sont présents: ceux de Mouton, chez le noble Almaviva (une «icône»!) et le roturier Escudo Rojo, et ceux de Lafite à Los Vascos. Ce dernier domaine occupe plus de 600 hectares sur un plateau abrité par des collines, dans la vallée de Colchagua.
Des cabernets faciles à boire
Pour fêter ses dix ans, le domaine a sorti son premier «ultrapremium», «Le Dix de Los Vascos», à base de cabernet sauvignon mûri lentement. C'est un des secrets du succès du Chili: grâce au climat — seulement trois semaines de pluie par an! — la maturité du cabernet-sauvignon est parfaite, avec des tanins soyeux, qui permettent de boire même les meilleures cuvées après deux ou trois ans, sans vieillissement (aléatoire) en cave.
Mais ce que le vin gagne en rondeur, en facilité à boire («easy drinking» disent les Anglais, deuxième marché du Chili), il le perd en complexité. «Nous avons aussi surgreffé de la carmenère et planté de la syrah et du malbec», explique Claudio Naranjo, le directeur de Los Vascos, «mais le potentiel du Chili reste dans le cabernet sauvignon, j'en suis convaincu».
Barriques et copeaux
«Ici, tout est possible!» s'exclame Arnaud Hereu, œnologue au service de l'armateur norvégien Odfjell, propriétaire de 90 hectares dans la vallée de Maipo, et dont le fils, architecte, bâtit des caves, véritables cathédrales du vin… Le jeune Bordelais défend une œnologie résolument interventionniste. Et s'il règne sur un parc de huit cents barriques, cela ne l'empêche pas de prendre la défense des copeaux de bois dans les vins de bas de gamme. «J'espère qu'ils seront autorisés en France. Car les petits châteaux du Bordelais n'ont aucune chance contre le Nouveau Monde. Pour un œnologue, utiliser des copeaux et maîtriser la micro-oxygénation demande plus de savoir-faire que de soutirer des barriques tous les trois mois pendant deux ans!»
Un château et un clos…
Champion des traités économiques bilatéraux — il vient d'en signer avec les Etats-Unis, l'Union européenne et l'AELE, donc la Suisse —, le Chili s'achoppe sur la définition européenne des appellations d'origine contrôlée. Certaines — Corton, Margaux — sont des marques utilisées par de gros producteurs chiliens.
Le ver est aussi dans un curieux fruit: le Français Dominique Massenez a nommé son «ultrapremium» «Château Los Boldos Grand Cru». Cet Alsacien, qui a pu rentabiliser son domaine de 450 hectares, dès 1990, en vendant de l'eau-de-vie pour les chocolats fourrés des marques suisses, a été attaqué devant les tribunaux par ses compatriotes. «De quel droit?, s'enflamme-t-il. «Château et grand cru sont des noms communs qui ne signifient rien. Moi, j'ai déposé une marque. Et ce que je mets dans la bouteille, ça n'est pas du mauvais vin, mais le meilleur de mon domaine. La France n'y peut rien!»
Et il cite à l'appui l'exemple du Clos Apalta. Dans la vallée de Rappel, dernier endroit à la mode où tous les producteurs essaient d'acheter des vignes ou des récoltes de raisin, la Genevoise d'adoption Alexandra Marnier-Lapostolle et son œnologue Michel Friou (sur les conseils de Michel Rolland) produisent un assemblage de carmenère, de merlot et de cabernet-sauvignon, passé 21 mois en barriques de chêne français. En janvier, dans son «Top 100», le magazine américain Wine Spectator l'a classé, avec 94 points sur 100 pour le 2000, troisième meilleur vin du monde derrière le merlot californien Paloma 2001 et le château bordelais Cos-d'Estournel 2000. Du jamais vu. Et un exemple que tous les Chiliens rêvent aujourd'hui de suivre.

Reportage paru dans Le Matin-Dimanche, Lausanne, en avril 2004