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Posted on 9 janvier 2005 in Gastro

Le terroir vaudois s’invite à table

Le terroir vaudois s’invite à table

Dossier: gastronomie vaudoise
Le terroir s'invite à table

Tout le monde le constate: les habitudes alimentaires ont changé. Mais comment la restauration vaudoise évolue-t-elle? Depuis quelques années, les paysans revendiquent l'image des produits du terroir. Coincée entre la «vieille cuisine» aux recettes lourdes et éculées et la «nouvelle cuisine», elle-même convenue, les Vaudois peinent à trouver un «modus vivendi». Etat des lieux pour répondre à la question: que mangerons-nous demain?

Le portrait de Monsieur X., gastronome, aurait fait belle figure dans le dossier du «Canard enchaîné» publié cet été: «Qu'est-ce qu'on déguste». Sans ponctuation, sinon un «point d'ironie», inconnu de la langue française! A 70 ans, ce Vaudois qui préfère rester anonyme — quoique son nom soit connu de la rédaction, comme ont dit dans les grands journaux! — dîne tous les soirs «dehors» avec son épouse.
Un trio infernal
Depuis 1958 exactement, et un repas au Buffet de la Gare de Lausanne, alors de solide réputation, cela fait pas moins de 12'400 repas. La liste des adresses régulièrement visitées se monte à 80. «Durant une semaine, nous avons commandé un menu surprise à chaque endroit. On nous a servi sept fois de suite du rouget! J'ai vraiment le sentiment que la cuisine sert partout la même chose. Nous finissons par être déçus.» Pour ce gastronome hors du commun, la formule foie gras – rouget – magret de canard tient du trio infernal et non du tiercé gagnant.
«Je me plains quand c'est uniformément sophistiqué. Mais je ne trouve rien d'autre… Vous me parlez de plats traditionnels: le gros problème, c'est que c'et relativement mauvais partout. Je suis décontenancé!» Il n'est pas le seul… Très complet sur le Pays de Vaud, le guide gastronomique «Le coup de fourchette» recense, derrière les «grandes tables» et les restaurants «élégants», une cinquantaine d'«auberges». Ces adresses-là ressortent de l'auberge espagnole: on y trouve aussi bien des semi-brasseries — Lausanne n'est pas Paris et Paris, mon bon monsieur, n'est plus ce que c'était non plus! — qu'une sorte de purgatoire pour chefs en mal de «cuisine française» que quelques rares perles dites «du terroir».
Bénichon en moins, Léman en plus
C'est que la cuisine vaudoise, pétrie de protestantisme paysan, au-delà du papet, à partir de légumes, pomme de terre et poireau, et de la saucisse, aux choux d'Orbe ou bouttefas de Payerne, ne peut se raccrocher aux rites culinaires des Fribourgeois et des Jurassiens catholiques.
L'écrire n'est pas raviver une querelle de religion jadis apaisée par la bonne soupe de Kappel… Le fait est que la Saint-Martin ajoulote et la Bénichon fribourgeoise, qui se résument à deux repas de bombance, un premier, puis un second encadrant la sameine, «revirat» ou «recrotzon», une fois les récoltes rentrées et les troupeaux descendus de l'alpage, n'a pas d'égal en Pays de Vaud. Pas d'apôtres donc à la Georges Wenger, au Noirmont, ou à la Judith Baumann, aux Mossettes près de Charmey, en Gruyère — par ailleurs tous deux chefs parmi les plus originaux de Suisse romande! — pour redonner des lettres de noblesse à ces vrais «plats du terroir», longtemps menacés de disparition…
«C'est vrai, nous n'avons pas de traditions de ce genre, mais nous sommes le seul canton avec Berne à courir des Alpes au Jura, en passant par le Plateau», proteste François-Xavier Paccaud, le Monsieur Terroir des paysans — et paysannes — vaudois.
Qui connaît le «Terroir vaudois»?
Depuis trois ans, sur ce front-là, on se démène pour faire reconnaître la qualité des produits d'ici. Il n'y en a pas moins de 835 (!) répertoriés sous la marque «Terroir vaudois». Encore faut-il les faire connaître… «Les restaurateurs ne jouent pas le jeu. Mais nous ne faisons pas assez d'efforts pour les charmer», constate François-Xavier Paccaud. Ca va changer! (lire l'encadré «Le credo de Monsieur Terroir»).
Car sans bons produits, pas de bonne cuisine. Dernier arrivé dans le cénacle des excellent chefs vaudois — le trio de tête des intouchables Rabaey (Pont de Brent), Ravet (Vufflens) et Rochat (Crissier), suivi des «anciens» Blockbergen (Le Raisin à Cully) et Baermann (La Grappe d'or) et des épatants jeunes «inventifs» Crisci (Cossonay) et Martin (Vevey), cela fait tout de même sept très grandes tables… —, Christophe Rod, de la Roseraie à Yvorne, «découverte» du guide GaultMillau 2003, constate: «Un maraicher qui produit un mauvais légume ne le vend pas!»
Traçabilité, maître mot
Encore faut-il y mettre le prix. Et c'est là que la crise économique a fait le plus de dégâts. Elle a rabattu presque tous les restaurateurs vers les marchés de gros de la banlieue lausannoise (Aligro, Prodega). Cet approvisionnement à une même source n'a pas que des inconvénients. Au Laboratoire cantonal, Alain Etournaud constate que le flux tendu n'impose plus des stocks douteux et l'hygiène s'est améliorée. «On peut agir plus facilement en cas de problème, grâce à la traçabilité…» Le mot est lâché. Ce néologisme, François-Xavier Paccaud le sert volontiers. «Avec les produits du terroir vaudois, la traçabilité est absolue!»
Bernard Ravet constate aussi que le vent de l'antimondialisation souffle dans le sens d'un approvisionnement de proximité: «Je cherche ce qui est près de chez moi avant d'aller plus loin». Et de citer les fromages de chèvre de la famille Burdet à Aubonne, les asperges vertes de Luc Bourgeois à Vuillerens ou les huiles (et pas seulement de noix!) du Moulin de Sévery, tous produits qui n'existaient tout simplement pas, il y a vingt ans.
Une attente… sans réponse
Soumises à une concurrence redoutable, notamment durant un été qui n'inclinait pas à passer des heures dans la moiteur d'une salle à manger, entre apéritf et pousse-café, les «grandes tables» planent toutefois dans un «nirvana» qu'on s'offre désormais de cas en cas… «Chez les plus grands, j'aime tout. C'est cher, c'est vrai, mais au moins là, on sait ce qu'on mange!», commente notre Monsieur X, gastronome.
A l'étage en-dessous, c'est plus difficile. A Cheseaux-près-Noréaz, Dominique Ruffieux a tenté le diable pendant sept ans. Il a servi, durant deux mois en début de saison, un menu autour d'un seul animal, aux morceaux, nobles ou bas, apprêtés de diverses façons. Canard, oie, poulet, agneau et cochon s'y sont succédé, dans une déclinaison passionnante. «Pour réussir une telle opération, il faut de la bonne marchandise». Ainsi garde-t-il un souvenir ému des cochons laineux élevés dans la Broye. «On ne trouve plus de porc gras, c'est lamentable! Pour le bœuf, c'est pire encore: la viande n'est plus persillée, plus rassie sur l'os. Le savoir-faire de l'artisan-boucher se perd… Je vois l'avenir en noir. Les paysans se battent insuffisamment face au diktat des grandes chaînes qui assurent plus du 70% de l'approvisionnement de la population. Pourtant, la demande est là: il y a une attente incroyable. Les consommateurs veulent du bon. Mais nous sommes tous mouillés: nous allons nous servir dans les grandes surfaces, parce que c'est pratique et bon marché.»
Des poissons identifiés
Engagée à Prométerre pour encourager les produits du terroir dans les cours de cafetiers, la paysanne diplômée Danielle Richard lui fait écho: «La partie la plus sensible du corps humain reste le porte-monnaie.» Et pas l'estomac! «Le consommateur suisse n'est pas conscient de la qualité des produits suisses. Il faut dire que la loi sur l'étiquetage ne l'y aide pas!» Le premier à se féliciter de la mention de l'origine des produits est pourtant bien Frédéric Haenni, le président de Gastro-Vaud, et donc ange gardien des deux mille auberges, cafés et restaurants, dont un peu plus de mille servent des plats chauds quotidiennement… «La clientèle veut de plus en plus savoir ce qu'elle mange. Ainsi, après celle de la viande, la provenance des poissons sera mentionnée sur les cartes. Et je verrais d'un bon œil que les restaurateurs prennent l'initiative de préciser d'où viennent leurs légumes!»
En revanche, pas question d'informer les consommateurs sur la congélation de tel ou tel ingrédient (comme en Italie) ou sur la mise sous vide de la viande, véritable fléau gustatif, mais qui a ses avantages d'hygiène… «Ce qui prime, c'est l'hygiène parfaite d'une viande. Le sous-vide a pris le dessus. On a perdu en qualité», constate le président de Gastro-Vaud, qui fut restaurateur durant plus de vingt ans à Vallamand. «On a tendance à neutraliser les produits. On sacrifie la particularité du produit sur l'autel de l'hygiène absolue.»
Deux ombles pour un turbot
Voilà pourquoi il est plus facile de manger une pizza juste correcte plutôt qu'un excellent papet aux poireaux… Sans compter que les cuisiniers ne sont pas tous d'accord sur l'utilisation des produits de proximité. «Cette année, j'ai mis à ma carte de l'omble chevalier, du lotillon, du brochet, de la féra et de la perche», tous poissons du lac Léman, raconte fièrement Bernard Ravet. Ancien élève des plus grands (Martin, Girardet, Rochat et Rabaey), le jeune chef Christophe Rod ne partage pas cet enthousiasme: «Dans un menu à 150 francs, un omble chevalier à 30 francs est difficile à justifier! Il y a un effet de mode pour les poissons du lac sur les grandes tables, alors que chacun peut aller en acheter chez le pêcheur du coin.»
Faut-il, pour autant, s'offrir du rouget ou du turbot à plus de 60 francs le kilo? La réponse est donnée par les consommateurs eux-mêmes. Grandes ou plus modestes tables confondues, «les Suisses vont toujours au restaurant, mais dépensent moins. La part consacrée à la cuisine est toujours plus importante (près de 70%), mais au détriment des vins, alors que le rendement d'un restaurant se mesurait au débit de la boisson», confirme Frédéric Haenni, chiffres 2003 en mains.
Le terroir peut faire mieux
«Le porte-monnaie guide le client aujourd'hui. Et comme de plus en plus souvent, on se nourrit en ville à l'américaine, en mangeant sur le pouce à midi, dans la rue, le soir, cette clientèle est prête à manger un plat de cuisine traditionnelle. Ces ragoûts, pot-au-feu, choucroute qu'on servait volontiers à midi en menu du jour…», constate le président de Gastro Vaud.
Tout devrait concourir au retour d'une cuisine plus simple, plus goûteuse. Aujourd'hui, les paysans sont prêts à mettre en place, avec l'appui de Gastro-Vaud, une centrale d'achats des produits du terroir, à Cossonay.«Elle pourrait livrer dans tout le canton!», explique François-Xavier Paccaud. Les gourmets sont prêts à y souscrire. Mais, déplore le président romand de Slowfood, le Vaudois Philippe Guillemin: «Les restaurateurs ne mettent pas suffisamment en évidence les produits locaux, préférant des ingrédients venus tous azimuts et servis en toutes saisons». Le fameux mouvement italien lancé au Piémont en contre-pied du fastfood peine à décoller en Suisse romande. «Nous n'avons que 250 membres, mais ça augmente de 10% au moins chaque mois…», assure Philippe Guillemin.
Slowfood n'a pas encore apposé le moindre «escargot d'or» sur la façade d'un restaurant romand. Ce qui ne l'empêche pas de lancer une «arche du goût», des ateliers à la rencontre des pêcheurs du Léman, à Coppet, où des fromagers d'alpage de l'Etivaz, toute première «appellation d'origine contrôlée» d'un produit autre que le vin en Suisse. Et puis, il y a la «Semaine du goût», organisée désormais en septembre, et sa journée de sensibilisation des écoles, inaugurée cette année à Vevey. Le président romand fait la moue devant ce qu'il estime être un «fourre-tout»: «Le goût, c'est une chose. Le bon goût, une autre.»
Zap'food…
Une excellente conclusion, qui relativise la poussée du terroir pour le terroir. Et qui incite le consommateur d'aujourd'hui à choisir son assiette selon des critères de diversification: ce midi un sandwich, ce soir un plat thaï ou chinois, demain une assiette du jour, le soir une pizza, ce week-end une grande table…
Le consommateur, vaudois ou non, zappe. «Il est inutile que chacun offre la même chose. Nous recommandons aux candidats à la licence de restaurateur de choisir des niches et de s'identifier à leur produit», confirme Frédéric Haenni. Rien ne devrait être plus facile que de coller au terroir… On ne demande qu'à voir!

Article paru au printemps 2004 dans une publication de la BCV