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Posted on 9 janvier 2005 in Vins suisses

Vaud — Yvorne, le poids d’un grand cru

Vaud — Yvorne, le poids d’un grand cru

Yvorne, le poids d’un grand cru
Il n’y a que deux grands crus officiellement reconnus par la législation viticole vaudoise, le Calamin et le Dézaley. Par son terroir et par l’excellence de ses vins, la plus vaste commune viticole du canton (153 hectares, 4% du vignoble vaudois) mériterait une telle reconnaissance. Consolation qui vaut son pesant d’or: l’Yvorne est le chasselas le mieux vendu de Suisse.
Par Pierre Thomas
Le mieux vendu ? Ou plutôt vendu au meilleur prix pour le producteur, soit, selon le Swiss Wine Index, établi pour la première fois cette année par l’Observatoire des vins suisses, à 13 fr. la bouteille. C’est plus d’un franc de plus que les vins voisins d’Aigle et du Chablais, 2 à 3 francs de plus que les vins de Lavaux ou d’Epesses, 5 de plus que le Féchy et deux fois plus que la moyenne des vins vaudois.
De l’épicerie que ces prix? Non, plutôt un indice de popularité et de satisfaction, deux moteurs d’une saine économie viti-vinicole. Les vignerons d’Yvorne pourraient se reposer sur leurs lauriers… Ils seront pourtant là en force tout au long de Gastronomia. Car, depuis cette année, dix-huit d’entre eux ont décidé de resserrer leurs rangs en groupant leurs activités de promotion dans PROVY. Le caveau, lieu de dégustation d’une quarantaine de vins, est englobé dans cette activité, qui culmine, le week-end de Pentecôte, par des caves ouvertes.
Un éboulement historique
Sa gloire et sa renommée, Yvorne les tire de sa particularité géographique. L’étude récente des terroirs vaudois montre qu’elle ne doit pas tout à l’éboulement du 4 mars 1584, quand une partie de la montagne, au-dessus de Corbeyrier (l’autre commune qui participe pour 7 ha à l’appellation Yvorne), se détacha et forma un cône «neuf», dénommé «ovaille». Les sols sont en fait disparates, notamment sur les terrasses des vignes éloignées de l’éboulement.
Lancé il y a bientôt vingt ans, en 1986, un remaniement parcellaire, visant à rendre l’exploitation du vignoble plus rationnelle, tient compte de cette diversité. S’y ajoutent des conditions climatiques aiguisées par le relief tourmenté, soumis, comme le reste du Chablais, à un régime de fœhn, l’automne. Des conditions par conséquent très différentes de celle du bassin lémanique. Pour peu que le vinificateur respecte la matière première, voilà pourquoi les vins du Chablais, et d’Yvorne en particulier, sont facilement reconnaissables en dégustation par leur côté minéral de «pierre-à-fusil».
Longtemps, Yvorne s’est signalé aussi par son mode de culture de la vigne : les ceps sont taillés en gobelet, sans support d’échalas ou de fil. Assurant un ensoleillement maximal aux grappes, ce mode de faire ancestral, exigeant, limitant la mécanisation, est en voie de diminution. Il reste pourtant majoritaire: à Yvorne, deux tiers des vignes sont encore cultivées en gobelet.
Le chasselas en force
Une autre constante de ce vignoble réside dans son encépagement. Non seulement le chasselas ne diminue pas à Yvorne, mais sa proportion augmente: un peu moins de 80% en 1998 et un peu plus en 2003, selon le registre cantonal des vignes, soit un gain d’un peu plus de 10'000 m2 (un hectare). Le pinot noir, lui, diminue, mais reste à près de 15%, devant le gamay, 3%. Et si la mondeuse, vieux cépage rouge savoyard et lémanique, a quelques adeptes férus, elle n’est plantée que sur 2200 m2. Une paille !
En tous points — unité de terroir, encépagement, valorisation du raisin — Yvorne représente la stabilité. «On est traditionalistes et on veut le rester», résume le gérant de l’AVY, Patrick Ansermoz. Mais, admet Marc Huttenmoser, chef de culture au Domaine du Clos de la George, et président de PROVY, «le gros truc, ça reste la vigne». Et Jean-Daniel Suardet, son alter ego au Château Maison-Blanche souligne, «l’état d’esprit a changé. Avant, on produisait du raisin. Aujourd’hui, on va jusqu’au bout du raisonnement. Et nos vins ont plus de fruit, plus de complexité.»
L’approche de la dégustation a aussi changé: pour la première fois, cette année, le caveau des vignerons s’est adjoint une commission de dégustation. Non pas un quarteron de censeurs, mais des dégustateurs qui essaient de cerner les vins d’Yvorne, en estimant la part du fruit, du terroir et de la minéralité dans les vins. Parmi eux, voisin d’Ollon, où il met en valeur des sélections parcellaires, Jean-Yves Beausoleil et ses collègues œnologues Fabio Penta, qui tire, chez Hammel, à Rolle, le meilleur des raisins rouges du Clos de la George (et d’un peu de chardonnay, élevé à la bourguignonne), et Francine Gonseth, d’Aigle.
«Les vins suisses ont la cote»
Economiquement, la stabilité d’Yvorne est assurée par sa structure: un tiers de coopérateurs, un tiers de négociants et un tiers de vignerons-encaveurs. A l’AVY (lire l’encadré) s’ajoute l’Association vinicole d’Aigle, propriétaire de 3 ha, dont la bouteille «locale» est remarquable en 2003. La commune d’Yvorne, plusieurs fois victorieuse de la Coupe Chasselas avec ses clos, possède 6 ha de vignes. La plupart des négociants vaudois sont présents: Badoux, à Aigle, et Obrist, à Vevey, avec une vingtaine d’hectares chacun, mais aussi Schenk (Maison-Blanche) et Hammel (Clos de la George), Testuz ou Morel, de Chardonne.
Parmi les propriétaires-encaveurs, Philippe Gex — un des domaines, avec le Clos de la George, où la part du rouge est proche de 50% —, les Deladoey et les Isoz, trois familles qui ont compté un syndic dans leur rang (lire l’encadré), sont parmi les plus importants, avec de 4 à 6 ha de vignes en propre.
Quant à l’avenir, Marc Huttenmoser, 39 ans, le voit positivement : «Les vins suisses ont la cote. Ceux du Chablais et le pinot noir ne souffrent pas de la crise. La consommation évolue et nous amènera à offrir une gamme de vins plus diversifiée. Nous sommes méticuleux et la qualité ne peut pas baisser.» «Et on croit en ce qu’on fait !», ajoute Jean-Daniel Suardet.

Eclairages
1) Syndic et vigneron

A Yvorne se perpétue la tradition du «Quart d’heure vaudois», l’émission qui eût son heure de gloire à Radio-Sottens. Ce dernier demi-siècle, trois vignerons marquants ont accédé à la charge de syndic. Robert Isoz, d’abord, propriétaire-encaveur au Domaine des Portes Rouges. Pour encourager la qualité des vins blancs vaudois, il initia le mouvement qui aboutit, il y a bientôt 50 ans, à la création de la «marque de qualité» Terravin. Ce label, devenu «les lauriers du terroir», estampille les meilleures cuvées vaudoises, en blanc, en rouge et en spécialités. En 2003, plus de deux millions de bouteilles ont porté cette marque distinctive. Deux commissions ont dégusté près de 1200 vins et récompensé 183 vignerons (dont 21 du Chablais). Autre syndic emblématique, feu Jacques Deladoey, du Domaine de l’Ovaille, au cœur de l’appellation, du nom de l’éboulement de 1584. Enfin, syndic en charge, Philippe Gex, du Domaine de la Pierre Latine, qui partage désormais avec l’œnologue Bernard Cavé, le Domaine de Crossex-Grillé, à la limite d’Yvorne, mais sur Aigle. Il est aussi à la tête de la Confrérie du Guillon, et donc gouverneur en cette année 2004 du cinquantenaire de la fondation d’une «amicale» qui est d’abord un instrument de promotion des vins vaudois.

2) La coopérative et son roi
Avec 124 membres qui cultivent 55 hectares, soit un tiers du vignoble d’Yvorne, l’Association viticole d’Yvorne (AVY), fondée en 1902, est non seulement une des plus anciennes coopérative suisse, mais aussi une de celles qui jouent un rôle important. Présidée par Charles Müller, gérée par Patrick Ansermoz, l’AVY a lancé, cette année, une mascotte. Signée Carlo Trinco et Pécub, deux dessinateurs passés maîtres dans la communication, cette opération entend montrer «que nous soignons nos clients comme nos vignes : nous les chouchoutons». Avec 86% de blanc, l’AVY «défend le chasselas, roi à Yvorne !», selon le mot du gérant. Ces dernières années, les coopérateurs ont souscrit au cahier des charges de Vitiplus (label Vinatura). La coopérative met sur le marché trois chasselas : l’AVY «normal», une sélection des meilleures cuves, le «Chant des Resses» (le nom local des terrasses, appelées charmuz à Lavaux) et le «sur lies» vinifié en cuves métalliques par le caviste-œnologue André Parisod. L’AVY a aussi introduit une bouteille vaudoise de 50 centilitres, millésimée, et qualité bouteille. Précision: à Yvorne, la «qualité bouteille» exclut tout coupage avec une appellation voisine. La règle du 51 – 49 n’intervient que sur le vrac, qui représente un tiers du volume commercialisé de l’appellation.

3) Un château emblématique
Avec sa tour romantique, le Château Maison-Blanche n’a pas toujours trôné au milieu de l’éboulement, sur un triangle d’une dizaine d’hectares, visible de la route cantonale Villeneuve-Aigle. Et pour cause : quand, le 4 mars 1584, la montagne est tombée sur la tête des habitants du village, le château était une plus modeste bâtisse, mais presque neuve, puisque construite onze ans auparavant par des patriciens bernois, les d’Erlach. Le bâtiment fut épargné, mais pas «69 maisons, 106 granges, 4 caves et 2 battoirs», selon l’inventaire d’un chroniqueur. Résidence d’été des baillis bernois qui siégeaient au Château d’Aigle, le manoir fut agrandi, notamment de la fameuse tour, au 19ème siècle. Dans les années 1930, il fut acquis par deux familles rolloises, les Rosset et les Schenk. Il y a trente ans, le 16 mai 1974, juste avant midi, un violent incendie faillit détruire le bâtiment. Selon un témoignage, les badauds firent main basse sur 300 bouteilles du millésime 1973, de sorte qu’il n’en resta point pour étancher la soif des pompiers! La vinification des 7,7 ha du domaine est menée dans les caves du château. A 85% en chasselas (soit l’équivalent de 60'000 bouteilles), le domaine produit également un rouge d’assemblage, à partir du pinot noir, du gamay, du gamaret, du garanoir et du diolinoir, complantés sur ces terres. Et c’est Schenk qui distribue ces vins, joyaux du groupe rollois.

Dossier paru dans le programme officiel de Gastronomia, à Lausanne, en novembre 2004