Donald M. Hess, le Bernois qui a transformé l’eau en vin
Le Bernois qui a
transformé
l’eau en vin
Jeudi 25, le Bernois Donald Marc Hess, 70 ans en ce mois d'août 2006, a inauguré une cave doublée d’une galerie d’art en Afrique du Sud. Une nouvelle étape d’une saga familiale qui va le la bière au vin, en passant par l’eau Valser.
Par Pierre Thomas
La passion de Donald Hess pour le vin puise ses racines dans le Pays de Vaud. C’est une forme de rachat… Héritier d’une dynastie de brasseurs, venus d’Allemagne, il est à Munich quand son père décède subitement. Il a vingt ans, rentre à Berne et met de l’ordre dans les affaires familiales. En 1958, il se sépare du Château de Coinsins, vendu à un Sud-Africain, propriétaire d’une mine de diamants. Juste avant la deuxième guerre mondiale, son père avait acheté cette résidence près de Nyon, entourée de vignes, parce qu’il pensait que les nazis n’arriveraient jamais jusqu’au Léman… Il ferma la cave et fit acheminer le «vin clair» jusqu’à Berne, où il était élevé et mis en bouteilles.
Une promesse tenue
«Les clients ne voulaient plus de ce vin et il fallait refaire le toit du château», se souvient Donald Hess. «La nuit qui a suivi la transaction, je n’ai pas dormi. Mon père m’avait dit : ne vends jamais un bien immobilier. Je me suis juré de ne pas quitter cette Terre sans avoir un vignoble.» Parole tenue. Depuis 2003, le groupe Hess contrôle 2700 hectares de vigne dans le monde (mais en possède moins, lire le détail ci-dessous). Sauf en Europe : «Quand vous connaissez le Nouveau Monde, il est très difficile de revenir sur le Vieux-Continent. On fonctionne à une autre échelle : pour constituer une équipe, monter un domaine et faire du bon vin, il faut une centaine d’hectares.» Et puis, le vin suisse, à part le merlot tessinois et quelques crus valaisans, ça n’est pas sa tasse de thé: «Quand j’étais jeune, on trinquait au blanc. Aujourd’hui, même avec du poisson, je préfère du rouge.»
Bière et eau liquidées
La saga familiale vient d’être retracée dans une monographie, publiée par le groupe en anglais et en allemand, «Since 1844» («Depuis 1844»). Le dernier demi-siècle, œuvre de Donald Hess, ressemble à un roman, marqué par les ruptures, côté cœur comme côté affaires. Mais le «boss» a le don de rebondir en toutes situations.
Si le groupe a conservé plusieurs restaurants bernois, au Lac Bleu, à Kandersteg, à l’Ile Saint-Pierre et la Münsterkellerei, à Berne, il s’est défait de la brasserie, vendue en 1969 au fribourgeois Cardinal, au nez et à la barbe du puissant «cartel de la bière». «Ces messieurs me détestaient et voulurent m’interdire de m’occuper de bière pendant quarante ans!», rigole Donald Hess. Il mise alors tout sur l’eau minérale et la source grisonne Valser, où il est engagé depuis 1961. Et qu’il cède à Coca-Cola, quarante ans plus tard, en 2002, pour une somme – non divulguée – supérieure à 150 millions de francs. «Quand Coca-Cola, qui nous distribuait, est venu me voir, ils ne m'ont pas fait mystère qu'ils avaient la ferme intention d'acheter une source suisse, que ce soit Valser ou une autre. J'ai donc décidé de vendre.»
Un empire dû au hasard
Tout, ou presque, a été réinvesti dans le vin. Une passion née en 1978, quand il prospecte aux Etats-Unis: aucune eau minérale ne lui plaît, mais avant de partir, dans un restaurant de San Francisco, il goûte aux vins de Napa Valley et se dit que l’avenir est davantage dans ce noble breuvage… Un banquier lui conseille un domaine à Mount Veeder.
Vingt-cinq ans plus tard, en 2003, en Australie, la famille de Peter Lehmann approche le groupe bernois, pour éviter une OPA inamicale. Et c'est le directeur du Hess Group et président du conseil d'administration, fidèle d'entre les fidèles, Max Lienhard, qui conclut l’affaire, sur place, à table un soir, tandis que ses concurrents, le géant Allied Domecq, dégustent les vins dans la cave… qui va leur échapper.
La même année, en Afrique du Sud, il acquiert l’entier de Glen Carlou pour régler une succession familiale difficile. Et, s’il a quitté l’«opérationnel» à 65 ans, il garde la haute main sur l’Estancia Colomé, acquise en 2001, en Argentine, non loin de Salta, au pied des Andes, où il a fait planter, à 3000 m. d’altitude, le vignoble le plus élevé au monde.
De l’art, mais vivant!
Amateur de grands espaces et de chevaux, le Bernois veut y installer un vaste musée, consacré à James Turrell, figure majeure du Land Art : «Les plans sont prêts !» Car la vraie passion de Donald Hess, c’est l’art contemporain. Un magazine américain vient de le classer parmi les leaders du monde des collectionneurs. «Mon rêve aurait été de déjeuner avec Goya ou Van Gogh. Comme ça n’est plus possible, j’ai décidé de rencontrer des artistes contemporains. Plus une toile est abstraite, plus il est important de connaître son auteur. J’ai énormément appris des artistes. Il y a quarante ans, le Bernois Rolf Iseli a refusé de me vendre une œuvre, avant de m’avoir converti à l’écologie.» Deux exceptions à la règle des seuls artistes vivants : «Quand j’ai acheté un Louis Soutter (réd. : référence de l’Art Brut et de sa collection à Lausanne), en croyant que c’était un Miro. Et un Morris Louis, mort trop tôt (réd., en 1962, à 50 ans) pour que je puisse m’en offrir un de son vivant.»
A Glen Carlou, à 45 minutes de voiture du Cap, jeudi prochain, le musée sera modeste, mais devrait attirer, en plus des amateurs de vin, ceux d’art : «A Napa Valley, ma collection plaît aux femmes. Elles veulent voir autre chose que des «wineries»… Et chez moi, l’art est toujours gratuit et la dégustation, payante.»
EclairagesMonde du vin:
la taille critique
L’avenir du vin, Donald Hess le voit à deux vitesses: «Il y aura d’une part, les tout grands, qui feront toujours plus de vins courants, et les tout petits, qui viseront l’excellence.» Le Hess Group, reconverti dans le vin planétaire, entend se battre dans ce deuxième créneau, «avec des bouteilles de 12 à 80 dollars». Un pari en passe de réussir : à Londres, l’an passé, le Suisse et son domaine californien ont été reconnus «meilleur producteur américain». Pas mal pour celui qui se dit brouillé avec le gourou Robert Parker et le magazine «Wine Spectator», coupables, à ses yeux, de la standardisation du goût, étalonné sur les seuls vins californiens. Au fond, Donald Hess rejoint la leçon du film «Mondovino» : «Je l’ai vu! Il est injuste pour l’œnologue Michel Rolland. J’ai de l’estime pour lui, que je rencontre en Argentine. Il aurait bien voulu acheter Colomé. Le Bernois a été plus rapide que le Bordelais, m’a-t-il dit.»
Un empire en détail
— 418 hectares de vignes en Californie (285 ha à Napa Valley, dont 127 ha à Mount Veeder, et, en plus, 134 hectares dans le Monterey County) et 500 autres hectares en location, www.hesscollection.com
— plus de 900 parcelles (soit 1500 hectares) cultivées dans la Barossa Valley par 190 fournisseurs de vendange australiens, www.peterlehmannwines.com
— 90 hectares à Glen Carlou (Afrique du Sud) et l'équivalent de 50 ha achetés à des fournisseurs, www.glencarlou.co.za
— 98 hectares à l’Estancia Colomé (Argentine), www.bodegacolome.com
Succession par
une fondation
Père d’une fille, Alexandra, 33 ans, une artiste polyglotte, Donald Hess a achevé, en 2005, la transmission de ses avoirs dans une fondation à Jersey, une des îles anglo-normandes, pour régler sa succession. Il s’est remarié avec une artiste bernoise, mère de deux filles d’un premier mariage. Quatorze ans durant, le Bernois, à qui le magazine Bilan, dans son hit-parade annuel, prête une fortune d’un demi-milliard de francs, fut contribuable anglais, à la faveur d’un régime fiscal avantageux pour les «non-résidents». Mais depuis l’an passé, il est revenu dans la propriété familiale de Roerswyl, à Ostermundigen (BE).
Version revue et corrigée d'un article paru dans Le Matin-Dimanche du 20 août 2006.