Le gamaret, par la petite porte
Quelle place peuvent et doivent occuper les vins tirés des «nouveaux cépages» de Changins ? Pour la première fois, l’un d’entre eux, le plus planté en Suisse, le gamaret, entre dans le projet de la Mémoire des vins suisses, à la faveur de sa dernière assemblée générale, début avril, à Genève.
Par Pierre Thomas
L’heureux élu est Marc Ramu, du Clos des Pins, à Dardagny, avec Mandragore, son gamaret «haut de gamme», qu’il a planté en 1985 déjà. Il est un des pionniers de ce cépage, croisé à Changins, entre le gamay, à peau noire et jus blanc, et le reichensteiner, raisin blanc allemand. Le vignoble de l’Etat de Genève fut un des premiers à en planter, à la même époque, avec un premier vin en 1987. Aujourd’hui, Genève en compte 115 hectares (seul Vaud en a davantage, 140 ha, et le Valais 100 ha, sur les 425 ha en Suisse). Grêlé en 2014, le Clos des Pins ne livrera ses premières bouteilles (60 par an) au «trésor» de la Mémoire des vins suisses qu’avec le millésime 2015. Mais Marc Ramu a fait déguster son 2013 en magnum et son 2010. Elevé en fûts de chêne, cette Mandragore offre une complexité intéressante où se mêlent les arômes de l’élevage, de la puissance, une certaine souplesse, et des nuances épicées à confirmer dans le vieillissement.
D’autres exemples genevois
Trois autres producteurs, présents lors d’une dégustation consacrée au gamaret au Château du Crest, auraient aussi pu prétendre accéder à la Mémoire. Ainsi, le vin de Philippe Villard, dans sa version juvénile de 2014, s’avère remarquable, avec une belle matière serrée, du gras, de la puissance, et une finale finement épicée. Un 2008 et un 2000 montraient la même précision dans la vinification… et le résultat. Mais le petit producteur d’Asnière (rive gauche du lac), qui produit tout de même 6’000 bouteilles de son gamaret, a décliné l’invitation de la Mémoire.
Deux autres Genevois, déjà retenus dans le projet qui vise à vérifier le potentiel qualitatif des vins suisses sur la longueur du temps, offraient à déguster leur gamaret dans deux verticales. A entendre Claude Desbaillets, ancien œnologue cantonal genevois, l’essor du croisement de Changins à Genève est dû à Jean Hutin, 72 ans aujourd’hui, qui l’avait trouvé «formidable». Son tout premier vin, le 1989, était, fait exceptionnel, en dégustation : nez de cuir, matière fraîche et jeunesse étonnante ! Sa fille, Emilienne, rappelle que le gamaret est un «faux précoce» ; il faut savoir l’attendre. D’où l’idée de l’accompagner dès 1990, de 20% de cabernet sauvignon, lui aussi tardif, puis, dès 1996, de merlot, soit un assemblage des deux cépages bordelais à hauteur de 30%, et l’helvétique à 70%, dans une cuvée appelée Bertholier. Fait intéressant, les trois cépages sont cuvés ensemble, sauf quand le merlot est mûr plus tôt, comme en 2012. Ce vin est élevé en barriques et donne 6’000 bouteilles. De la dizaine de millésimes dégustés, certaines offraient des arômes de vieux cuir, voire viandés, mais d’autres du fumé, du café, de la réglisse et des épices. Le plus jeune, le 2014, juteux, se conclut sur des tanins fins. Le plus étonnant était la belle fraîcheur du 2003, année de la canicule, d’une grande puissance, tant en Bertholier qu’en gamaret pur en cuve, confirmation que des années chaudes devraient lui convenir. Et promesse d’un remarquable 2015 !
Sauvage et versatile
Si le Domaine des Hutins est présent dans la Mémoire avec un curieux (et rare) sauvignon blanc en barriques, il aurait pu revendiquer sa place avec cet assemblage rouge. Mais les Genevois sont déjà largement représentés, notamment par Jean-Pierre Pellegrin, avec sa cuvée de cabernets (sauvignon et franc) du nom de son domaine, Grand’Cour. Il n’empêche, le vigneron est un adepte du cépage de Changins, mais en pureté : «Quant on l’assemble, il entache l’autre cépage : par exemple, je préfère marier du garanoir à de la syrah. Le gamaret reste un cépage assez sauvage, pas aussi fin que le pinot, ni même que le gamay quand il est bien fait. Il reste très pratique pour le vigneron et je l’ai d’abord planté en lisière de forêt où, malheureusement, les oiseaux et les sangliers en raffolent. Je l’ai donc déplacé en terrain plus chaud et je l’élève en fûts de chêne.» Dès 1998, Jean-Pierre Pellegrin en a produit un «volume suffisant» et ce 1998 est resté remarquable, encore aromatique, sur des notes «sudistes», mais avec une belle fraîcheur. Le 2008, moins expressif, déploie pourtant un beau volume de vin, de l’élégance, sur des tanins encore fermes, tandis que le 2014, avec des notes vanillées où l’élevage est encore marqué, offre une belle acidité, du fruité, et des arômes réglissés. Là encore, un bel exemple de gamaret qui résiste au vieillissement, même s’il paraît versatile d’un millésime à l’autre.
«Il manque d’éclat», résume le vigneron vaudois Raoul Cruchon, qui le connaît bien, et en a arraché, par manque d’enthousiasme. Grâce à la Mandragore, on pourra, désormais, vérifier s’il sait se tenir dans le temps où demeure souterrain, comme le suggère ce nom un peu ésotérique d’une plante à la racine ressemblant au corps humain et à laquelle on attribue, depuis l’Antiquité, des pouvoirs surnaturels, à l’instar du ginseng chinois.
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 18 mai 2016
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