Catherine Michel, critique gastronomique, décembre 1993
Catherine Michel,
les guides gastronomiques
sont-ils vraiment utiles?
Le Guide GaultMillau romand sort cette semaine; le premier Michelin consacré à la Suisse a dix jours. Catherine Michel, la voix du (bon) goût à la Radio romande, dit tout le bien et le mal qu'elle en pense.
Par Pierre Thomas
A force de causer dans le poste, elle est devenue l'éminence grise en matière de gastronomie suisse. Les Romands l'adorent ou l'exècrent; les Français la consultent régulièrement sur notre lointaine province.
Catherine Michel n'a connu qu'un employeur depuis 1950: la Radio romande. Elle y est entrée en gagnant un concours de speaker. Dès le 14 janvier 1994, ses propos éparpillés du lundi matin au samedi soir sur les ondes de La Première, seront concentrés sur une seule matinée, le samedi, de 9 à 11 heures. Deux heures d'émission avec Jean-Charles Simon, sous le titre de «A boire et à manger».
Catherine Michel, à quoi doit servir un guide gastronomique?
Catherine MicheI — Sa fonction première, c'est de permettre un choix lorsqu'on est en voyage. Et non pas dans sa propre ville. Là, chacun a ses points de repère: moi qui suis Genevoise, je suis d'accord avec peu d'appréciations sur les restaurants de ma ville. Je les connais bien et je n'ai pas besoin de guide…
Un guide vous est tout de même utile?
Le bon usage des guides gastronomiques, ça n'est pas d'en consulter un, mais tous. De les comparer et d'en faire la moyenne. Ou pouvait le faire en France, et c'est maintenant flagrant en Suisse: pour relativiser le GaultMiIlau, il y a le Michelin. Et pour départager les restaurants à égalité dans le Michelin, le GaultMillau!
Mais les guides sont aussi le hit-parade des restaurants?
Hélas! Trop, à mon goût. Parce qu'un jugement de guide, ce n'est qu'un avis parmi d'autres. Aucun n'est la Bible, aucun l'Evangile. Les cuisiniers devraient être les premiers à en reiativiser l'impact: l'essentiel pour eux n'est-i! pas de bien faire leur métier pour que les clients soient contents?
Cette multiplication des guides n'encourage-t-elle pas une surenchère des restaurants?
Quand le premier Gault et Millau est sorti en 1972, il y avait le Michelin, et c'est tout. Il faut rendre hommage à Henri Gault et Christian Millau. Avant, les cuisiniers vivaient en vase clos, dans leur petit monde. On peut être d'accord ou pas d'accord lorsque Gault et Millau crient au génie ou lorsqu'ils croient sortir des scoops, mais, au début, leur guide a fait un bien énorme aux cuisiniers eux-mêmes.
Et aujourd'hui?
Il faut réinventer une formule de guide. Sans note. Parce que ce n'est pas sérieux: regardez les une-étoile du Michelin Suisse, ils sont cotés de 13 à 19 dans le GaultMillau… Et puis, je reproche au GaultMillau son style: plus la note est basse, plus le compliment au cuisinier est généreux. Parmi les plus cotés, en revanche, le texte — trop long — égratigne, sans que la note soit baissée.
C'est quoi, la bonne formule?
Pas de note, dix lignes de texte, des renseignements pratiques.
Plus question de critique?
Signaler une bonne table, c'est déjà un compliment. Changer de note chaque année, ça repose sur quoi? Pour moi, après quinze ans de métier, à 40 ans, un cuisinier a donné son maximum. Les promotions à l'ancienneté sont ridicules…
Fredy Girardet lui, a 57 ans…
Il est le plus grand de tous, aujourd'hui encore. Le Parisien Joël Robuchon, son égal selon GaultMillau, l'admet. Il est entré en cuisine comme dans les ordres.
Vous y avez mangé combien de fois?
En vingt ans, sûrement plus de cent cinquante fois. C'est la grande table que je fréquente le plus.
Et jamais déçue?
Jamais! Jamais! Il est exceptionnel. C'est dû à son caractère fait d'intransigeance et d'honnêteté totales. C'est un anxieux jamais content ni de lui ni des autres. Un parfait Scorpion. Il n'en est même pas conscient: l'autre jour, il regrettait que son second, Philippe Rochat, ne lui propose pas de nouveaux plats. J'ai dit à Fredy: mais ça serait d'une impertinence folle. Cette idée ne l'avait pas effleuré…
Vous qui avez interviewé les chefs, vous avez forcément une certaine intimité avec eux. Ne faudrait-il pas les juger anonymement?
Vous y croyez, à l'anonymat? Même les inspecteurs du Michelin sont repérés… Tout Genève a su quand ils ont débarqué. Ça n'a, du reste, aucune espèce d'importance. Un critique ne doit jamais annoncer sa visite et ne jamais réserver sous son nom, c'est sûr. Mais si j'arrive à 12 h 30, que peut faite un chef? M'en mettre plein l'assiette, c'est tout. Pas de chance: je goûte, je n'ai pas besoin de m'empiffrer. Lorsque je suis repérée — et si mon visage n'est pas connu, souvent ma voix me trahit — un chef peut-il faire plus attention? S'il est fragile, je crois plutôt qu'il aura te trac et risquera de tout rater…
Vous payez vos additions?
Chez les grands chefs, on ne me présente pas de facture; je n'y vais du reste plus spontanément. Par amitié, tel ou tel me consulte sur l'un ou l'autre de ses nouveaux plats. En revanche, partout ailleurs, je paie, comme tout le monde…
Connue comme le loup blanc, vous faites part de vos critiques?
Plus je vieillis, plus je deviens prudente. A la radio, quand c'est très bon, je le dis. Quand c'est très mauvais, non. Mais, en privé, j'en dis dix fois plus, directement au cuisinier. Plusieurs me sont reconnaissants de leur avoir fait part de mes critiques.
Vous discutez d'égale à égal?
Ça, c'est l'expérience. Quand j'ai débuté, il y a plus de vingt ans, j'ai voulu en savoir davantage. La cuisine était, et est encore, un monde d'hommes. En tant que femme, j'ai donc dû faire plus d'efforts pour gagner la confiance du milieu. Je ne savais pas cuisiner, j'ai appris. J'ai suivi des stages chez Jean Troisgros, à Roanne, puis chez d'autres. Je vois le métier de l'intérieur. Avec la majorité des chefs, il y a un dialogue. On parle la même langue. On discute d'un plat et on parvient à corriger tel ou tel défaut.
Des cuisiniers vous détestent-ils?
(La réponse fuse du tac au tac) Oui, ceux dont je n'ai jamais parlé! Quand on fait, comme moi, un métier public, on ne peut pas plaire à tout le monde. J'ai de la chance: tous les cuisiniers que j'estime m'aiment bien.
Et le simple pékin. comment doit-il se comporter face à un chef?
Le client ne dialogue pas suffisamment! Lorsqu'on trouve un plat raté, on devrait laisser l'assiette et s'en expliquer immédiatement avec le cuisinier.
N'êtes-vous pas lassée de manger ainsi au restaurant?
Si! J'admire ceux qui mangent midi et soir dehors. Mon régime de croisière, c'est quatre repas par semaine au restaurant. J'ai trouvé mon rythme; je ne mange qu'une fois par jour. A 17-18 ans, j'étais grosse: je faisais 35 kg de trop. Alors, j'ai inventé Montignac avant Montignac: pas de pain, pas de pomme de terre, pas de sucre. J'aime le chocolat noir, parce quil est amer, comme le caramel. Mais je déteste le goût du sucre.
Jamais de dessert?
Non! Les cuisiniers le savent. Je goûte du bout de la langue, c'est tout.
Fromages alors?
Je suis contre le fromage en fin de repas. On doit le manger quand on a faim… Après des plats raffinés, le fromage est inutile.
Mais vous fumez…
Deux à trois paquets par jour de cigarettes légères. La dégustation est une question de mémoire. Mon échelle de valeurs sest établie avec la cigarette. Cest donc de ne pas fumer qui déstabilise mon jugement.
A table, sur quoi êtes-vous intraitable?
Sur la fraîcheur des produits: absolument. Sur l'intelligence ou la bêtise d'une recette, en- suite. Je viens de manger un rouget — hélas quasi cru en papillote avec des pousses et une sauce soja: c'est un plat imbécile, nul; le soja tue la finesse du poisson. Ecrivez-le, le chef se reconnaîtra!
Votre goût a-t-il évolué?
Oui. Et sans que je m'en rende compte. En vingt ans, tout a changé. A commencer par les produits eux-mêmes: à l'époque, en Suisse romande, on ne trouvait aucun poisson de mer. Ni sur le marché ni à la carte.
Estimez-vous avoir fait avancer la cuisine?
J'aimerais surtout donner l'envie aux gens de manger bien et de boire bon.
Vous avez quand même lancé quelques croisades…
Oui. Pour la fraîcheur et la cuisson courte du poisson. Pour la simplicité de la cuisine: privilégier les jus plutôt que les sauces. Mais attention, j'aime la cuisine assaisonnée. Pas sans goût, pas sans sel ni épices.
Il y a quelques vignerons qui préféreraient que vous vous taisiez, non?
Nous buvions des vins français, chez nous, à la maison. Ensuite, j 'ai appris à connaître les vins auprès de Jacques Puisais. Au début, lorsque je disais aux vignerons de par ici qu'en France, on faisait comme ci, comme ça, on me riait au nez. Alors, j'ai suivi le cours de marchand de vins, à Changins. J'ai acquis la conviction qu'on mettait trop de soufre dans nos vins et que la deuxième fermentation — la malolactique — est un cache-misère pour des vendanges de mauvaise qualité.
Vous pensez avoir prêché dans le désert?
Pas du tout! Même s'ils ne le disent pas haut et fort, les vignerons multiplient les essais. Ça discute, c'est bien. On m'appelle parfois « Madame Malo », mais il n'y a pas que ça: il y a les rendements, trop élevés, les appellarions d'origine contrôlée, trop laxistes chez nous. Et puis, au restaurant, les vins suisses sont vendus trop cher!
Justement, le restaurant n'est-il pas devenu hors de prix?
Oui, c'est trop cher. Dépenser, à deux, en brasserie, 120 francs, et plus de 200 francs dans le moindre restaurant, c'est trop. Les établissernents de la classe moyenne supérieure vont disparaître. Les gens veuient bien lâcher leur argent mais à condition d'être assurés d'une contrepartie. La haute couture de la gastronomie demeurera, comme les restaurants à spécialités, les étrangers et le fast food.
Vous lâchez ce mot sans frémir d'indignation?
Je ne crois pas que le fast food soit si dangereux. Il y a un âge et un temps pour tout.. . Non, ce qu'il faut, c'est éveiller le goût des enfants à l'école déjà. Les Français le font. Pourquoi ne lancerions-nous pas, en Suisse, une «Semaine du goût», comme celle qui a lieu désormais chaque automne chez nos voisins?
A force de fréquenter les restaurants, d'interviewer les chefs, vous n'avez pas été tentée de passer de l'autre côté de l'assiette?
Oh si! Ce qui ma retenue, c'est que je connais l'envers du décor. Un bon chef doit être là jour et nuit; s'il veut bien faire son métier, c'est pire qu'un apostolat. Voilà pourquoi j'ai de l'amitié et de l'admiration pour les plus grands. Et c'est un métier d'art tellement fugace: des meilleurs plats, on n'a que le souvenir. Propos recueillis par Pierre Thomas
Bio express de Catherine Michel
Née Elisabeth Ladame le 31 août 1932 (décédée le 8 août 2006); divorcée, une fille; enfant, rêvait d'être médecin, «mais mon père a estimé que les études étaient trop longues et trop dures pour une fille»; disait n'avoir «aucun plat préféré, mais un produit: le fameux jambon espagnol patta negra»; aimait boire «tous les vins secs, quand ils sont bons»; aurait aimé vivre «en Provence, du côté de Gordes ou de Joucas»; et craignait «arriver en retard à une émission de radio en direct. J'ai donc toujours une demi-heure d'avance partout.»
Tiré des archives du magazine L'Illustré, Lausanne.