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Posted on 4 août 2007 in Vins suisses

Vaud — Dans le secret des faiseurs de vins, les oenologues à façon

Vaud — Dans le secret des faiseurs de vins, les oenologues à façon

Une spécialité vaudoise
Dans le secret des faiseurs de vins
De leurs ancêtres d’avant l’inox, ils ont gardé le nom de tonneliers. Les vinificateurs à façon travaillent dans l’ombre. Coup de projecteur sur une demi-douzaine d’entre eux, dans un métier à plusieurs facettes qui, en Suisse, reste une spécialité vaudoise.

Par Pierre Thomas

Le vinificateur à façon, même s’il ne s’occupe plus guère de bois, est encore appelé «le tonnelier», en Pays de Vaud. Vieil héritage, mis en pratique par Roger Matthey, à Vallamand, qui en a fait son enseigne. A 55 ans, le Vulliérain confectionne, chaque année, une centaine de fûts de 10 à 5'000 litres de contenance, «en chêne, mais surtout en acacia et en châtaignier». Un travail à 40%, complété par la production de vin, et quelques travaux de cave, pour la Commune de Corcelles-près-Payerne, dont les domaines (4,5 ha) sont à Lutry et la cave à Payerne. «Le vin nous a permis de maintenir le travail du bois», explique Roger Matthey. Une tradition que sa famille cultive depuis 125 ans, fêtés l’an passé.
Le Graal du «mis en bouteille…»

A la même époque, il y a plus d’un siècle donc, un autre tonnelier œuvrait à Vevey. Chez Albert Mayor SA, à la cave, creusée dans le coteau qui borde la Veveyse, Jean-Philippe Mayor, 44 ans, utilise encore un foudre façonné par son grand-père. Dans ces locaux sont élevés les vins du petit domaine familial (3 hectares, de Blonay au Dézaley) et de quelques clients qui mènent leur vendange à la cave. «Mais la plupart des vignerons ont la fierté de faire leurs vins chez eux et de vouloir le mettre en bouteilles à la propriété», explique celui qui s’occupe aussi des crus de l’Hôpital des Bourgeois de Fribourg et de la cave de la Ville de Vevey, idéalement située… sous le poste de police!
De Lutry à Bex, ses clients sont une quarantaine, dont dix lui confient le travail du pressoir à la mise en bouteilles. Le conseil a pris le pas sur la manutention. Et l’entreprise veveysanne, qui emploie cinq personnes, vient de reprendre un laboratoire œnologique, Oenolab, confié à Dominique Maret, pour compléter un «service à la carte attrayant». Même s’il a perdu de gros mandats, comme le Domaine des Faverges, où l’Etat de Fribourg a engagé un vigneron-caviste, et ceux de la Ville de Lausanne remis en soumission, Jean-Philippe Mayor parle de «saine concurrence» entre les tonneliers.
Le respect du propriétaire

Aujourd’hui, les trois domaines de Lavaux de la Ville de Lausanne sont dans les mains des «frères Dubois», les fils de Christian Dubois, de Cully, Grégoire et Frédéric. A 33 ans, ce dernier s’occupe des vins de la Commune de Cully, mais aussi de la vinification des crus lausannois, le Burignon, à Saint-Saphorin, et les deux clos du Dézaley, des Moines et des Abbayes. Un travail qui va, ici aussi, du pressoir jusqu’à la mise en bouteilles. Frédéric Dubois apprécie le contact avec des vignerons. Pas question de «se mettre en avant» : «Ca reste leur vigne. On fait le vin qui leur plaît à eux, pas à nous. On veut garder l’authenticité de chaque domaine. Respecter les propriétaires, c’est la base de notre travail» Sur une trentaine de clients, tous à Lavaux, il n’y a pas seulement ceux qui ne sont guère familiers avec l’alchimie de la cave qui s’adressent à eux : «Ceux qui vinifient bien se font suivre aussi. On a tous besoin d’assurer une qualité pour garder nos marchés et nos clients.»
«Même celui qui déguste bien s’habitue à sa cave», opine François Meylan. A 41 ans, de caviste chez Badoux à Aigle, en passant par des cours du soir de laborantin et la défunte Société Vinicole de Perroy, cet œnologue-conseil a déjà une solide expérience derrière lui. A son compte, il suit une quinzaine de domaines sur tout le cycle d’élaboration. Parmi eux, le Daley, propriété de la famille Séverin, sur les terres de qui il a installé son laboratoire, à La Mouniaz à Chenaux.
Médecin chinois, psy ou accoucheur ?

On a vite fait de voir derrière l’œnologue la main occulte de l’apprenti sorcier. Démenti philosophe : «L’œnologie est comme la médecine chinoise, où le but est de garder le sujet en bonne santé.» François Meylan regrette qu’il n’y ait pas plus de conseil à Lavaux. Car le travail ne peut se faire à la va-vite. «Il faut être à l’écoute du vigneron, qui peut avoir des prétentions qualitatives élevées ou réclamer des vins plus commerciaux. Il faut s’adapter aux caves plus ou moins bien équipées. Il faut être rassurant, même dans le stress des vendanges. Autant psychologue qu’œnologue…» Pour ne pas dire gynécologue accoucheur !
Et ce fils d’horloger, mari d’une joaillière, fille de vigneron de Lavaux, ajoute : «Si on me donne de l’or, je peux en faire des bijoux. Mais si on me donne du laiton… Quand le moût est de qualité au départ, le reste, c’est du contrôle. Le travail œnologique est mécanique, parce que le vin reste un des produits les plus naturels qu’on puisse trouver.» Le suivi finit par tisser des liens étroits, que ce soit avec Yann Menthonnex, de Bursisns, ou Jean-Luc Blondel, de Cully, cités parmi d’autres, même si ce n’est pas au hasard…
La face cachée du prestige

Des clients prestigieux, Claude Jaccard, 53 ans, peut en énumérer à foison. Et parmi eux — surprise pour les buveurs d’étiquettes ! — quelques fleurons de La Côte. Ces châteaux servent d’enseigne aux négociants, comme Châtagnéréaz ou Martheray (Schenk), Saint-Vincent et Bursinel (Hammel) ou encore Bec d’or (Berthaudin), mais la vinification, l’élevage, voire la mise en bouteille, se font «au domaine». «On collabore avec les œnologues maison de chacun», précise le patron d’«Oenologie à façon SA», installé dans les anciens locaux de la Société Vinicole de Perroy.
Ici, le savoir et la pratique ne manquent pas, puisque quatre œnologues diplômés ETS — l’avant HES à Changins — et un maître-caviste chapeautent une vingtaine d’employés, qui manipulent plus de trois millions de litres de vin par an. La société fut longtemps rolloise, sous le nom de «Jean-Paul Guignard, travaux de cave SA». Elle «tient» solidement les pieds du Jura, de Genève à Bonvillars, en passant par La Côte. Et recouvre aussi les activités de PVE SA qui élabore les vins d’une centaine de viticulteurs.
Des services à la carte

Le gros du travail, c’est dans l’œnologie à domicile et à la carte. «On a tous les cas de figures», détaille Claude Jaccard, œnologue ETS. «Mais avec l’arrivée sur les domaines de la nouvelle génération formée à Changins, notre métier se développe sur deux axes : d’une part le conseil, les analyses de laboratoire et la dégustation, d’autre part, la mise en bouteilles.» Quatre machines, dont trois très récentes, permettent d’aller à domicile. C’est vrai, par exemple, chez Alain Rolaz, à Gilly, que Claude Jaccard suit étroitement, comme aux domaines de La Côte de la Ville de Lausanne, le Château de Rochefort et l’Abbaye de Mont (sur Rolle) ; à eux seuls, ils représentent près de 200'000 bouteilles.
Pour Claude Jaccard, comme pour les autres tonneliers, la mission s’arrête à la vigne : «Nous ne donnons pas de conseils viticoles, sauf au moment des vendanges. Pour le faire efficacement, il faut avoir les pieds dans la vigne…» A l’autre bout de la chaîne, «on fixe la ligne des produits des domaines, en veillant à maintenir la typicité et la spécificité de chacun. Certains vignerons sont plus dirigistes que d’autres, qui se reposent sur notre expérience et notre savoir. Lorsqu’un propriétaire vous donne la clé de la cave, l’instant est magique…» Le faiseur de vins, au fond, est d’abord un passeur.
La modestie pour seule rançon

On pourrait, pourtant, imaginer une certaine notoriété, rançon de la flottaison, du débourbage, du sulfitage, de la chaptalisation, du levurage, des contrôles de fermentation, des analyses, de la dégustation quotidienne, toutes opérations nécessaires au vin. «Je ne me suis jamais mis en avant. On fait tout ça ensemble. C’est du conseil», répond, modeste, Olivier Dutoit, 45 ans.
L’entreprise de Perroy, qui occupe une dizaine de personnes, suit une soixantaine de clients entre Genève et Rivaz. Certains, comme Yves de Mestral, de Mont-sur-Rolle, lui confient toute la vinification. D’autres, comme le médiatique Jean-Michel Novelle, à Satigny (GE), uniquement la mise en bouteilles. «Il y a vingt ans, les vignerons n’avaient que trois sortes de vins : du chasselas, du pinot-gamay et une bricole de rosé. Aujourd’hui ils se sont diversifiés, avec une barrique par ci, par là. Et les modèles de bouteilles, comme le bouchage, à vis, en synthétique ou en liège, ont fait baisser la cadence, de 15'000 à 8'000 bouteilles par jour. On pensait avoir moins de travail : on fait moins de manœuvres et plus de conseil», constate Olivier Dutoit, ex-apprenti à Changins, où il a suivi le cours d’œnologie. Les Dutoit, qui travaillent en famille, se sont donc adjoint le jeune maître-caviste Stéphane Locher.
A La Côte, Philippe Bovet suit la philosophie initiée depuis vingt ans par PVE SA («pressurage, vinification, embouteillage») de Claude Jaccard, à Perroy. Sa cave, à Givrins, accueille sous un même toit la vendange de sept vignerons, depuis quatre ans. Et le maître-caviste de 36 ans bichonne pas moins de 65 vins, en cuve ou en barriques, soit près de 200'000 litres. «Je voulais personnaliser au maximum les vins et les amener à ma cave, plutôt que de me déplacer. J’ai un œil dessus en permanence, même si mon nom n’apparaît pas sur l’étiquette», explique Philippe Bovet.
A la vente plutôt qu’à la cave

C’est, depuis qu’il a repris une cave à Aigle en 2002 et une autre à Ollon, l’an passé, le parti choisi par Bernard Cavé. Il vient tout juste de fêter ses vingt ans de métier. Avant même de posséder un seul pied de vigne, le Chablaisien s’était établi comme «tonnelier». Il a, depuis, considérablement développé ses activités, bâties sur trois piliers, ses vignes et le Crosex-Grillé qu’il partage avec Philippe Gex, dont il assure l’élaboration des vins de la Pierre Latine, à quoi s’ajoute le négoce. Reste un bon tiers au service de l’Association viticole de Villeneuve et de la Propriété Veillon, à Aigle, mais aussi d’André Roduit à Fully (VS), soit près d’un demi-million de litres travaillés par trois employés. Gros morceau : le suivi d’un parc à barriques toujours plus important, près de trois cents fûts, dont deux cents pour des tiers. Et, à cheval entre Vaud et Valais, la vinification de trente et un cépages.
Pour Bernard Cavé, pas de doute, l’«œnologie à façon» a de beaux jours devant elle : «Les vignerons ont intérêt à ne plus investir dans les machines de cave, qui deviennent toujours plus sophistiquées et chères». Claude Jaccard, président de l’Association romande des tonneliers, cavistes et œnologues (ARTCO), va plus loin: «Le vigneron ne peut plus tout faire. Compte tenu de la difficulté croissante d’écouler son vin en vrac, créer sa propre bouteille devient l’ultime refuge pour réaliser une plus-value.» Et s’il veut les placer, ses bouteilles, le vigneron ne peut plus être à la vigne, où un chef de culture prend le relais, ni en cave, mais au front. A la vente, nerf de la guerre, où il faut payer de sa personne.

Dossier paru dans
Le Guillon, revue de l'économie viti-vinicole vaudoise, no 29, hiver 2006.