Quand la Chine boit (surtout) local
L’ex-Empire du Milieu plante de la vigne à tour de bras. La consommation locale augmente à la vitesse grand V. Reportage sur la «route de la soie», qui rêve de devenir la «route des grands vins».
Pierre Thomas, de retour du Xinjiang
La voix grave, M. Cheng Ma, le préfet de la région de Bohu, explique : «La consommation annuelle de vin en Chine augmente de 35% par an. La production nationale, de 10%. Nous plantons de la vigne. Les investisseurs sont les bienvenus chez nous ! Nous sommes la capitale des châteaux bio dans le désert. Regardez la carte : on est sur la même latitude que Bordeaux et la Napa Valley. Mais à Bordeaux, ils sont obligés de traiter chimiquement leurs vignes.»
Irriguer l’été, butter l’hiver
Le lendemain, on met le cap sur le lac de Bohu, le plus vaste d’eau douce de Chine, enchâssé dans un écrin de roseaux et de lotus dormants. Au cœur du Xinjiang (littéralement, «nouvelle frontière»), la partie la plus au nord-ouest de la Chine, on est bien loin du Léman… Pas de coteaux plongeant dans le lac, juste quelques ceps tout jeunes et malingres, poussant à plat, au pied d’une rangée de collines. En Chine, tout domaine viticole revendique le titre de «château» : sur le pourtour du lac, il y en a 29 en construction et 7’000 ha de jeunes vignes viennent d’être plantés (la moitié de la surface viticole suisse, deux fois le vignoble vaudois).
Si on est à 1’000 mètres d’altitude, sur un plateau, où les jours sont très chauds, mais les nuits fraîches — une alternance qui favorise le développement des arômes du raisin —, l’irrigation au goutte-à-goutte est indispensable. A une équipe technique qui dévoile son projet, on demande si des experts internationaux ont analysé le sol, la réponse fuse, avec fierté: «Non !». Les jeunes ceps sont plantés sans porte-greffe, directement dans du sable, riche en résidus minéraux, paraît-il. Ce sol meuble permet surtout de «butter» facilement les vignes : dans ce désert, il gèle à pierre fendre dès fin octobre et jusqu’en avril. Il faut donc recouvrir les ceps avec de la terre, et les dégager au printemps suivant, à la charrue. Le cycle végétatif de la vigne s’en trouve raccourci à 5 mois seulement.
Du vin venu de l’Ouest il y a 1500 ans
Sur le même parallèle, le sol et le climat n’ont donc rien à voir ni avec Bordeaux ni avec la Californie, eux-mêmes fort dissemblables! Le vin n’y est pas pour autant orphelin de toute tradition : dans le Xinjiang, les premiers vins remontent à 1’500 ans. Venus de l’ouest, de Samarcande (en Ouzbékistan), les Sogdiens introduisirent son élaboration en 640 de notre ère, au moment où la Chine de la dynastie Tang annexa la Mongolie. 500 ans avant les Faverges en Lavaux, donc !
Aujourd’hui, le Xinjiang, ex-Turkestan oriental, est une «région autonome» ouïghoure. Les musulmans ont conservé depuis toujours la viticulture : les raisins secs jouent un rôle essentiel dans leur cuisine, de la Turquie à l’Iran jusqu’en Asie centrale. Ce «kishmish» est séché dans des granges appelées «munche», où les murs de briques ajourés laissent passer l’air qui dessique lentement les grappes suspendues. On y cultive aussi, dans la région de Turfan, un raisin de table ovoïde très sucré, le «lady finger» (doigt de dame), et du «suosuo», de minuscules raisins secs, infusés, bons pour la santé des enfants en croissance.
«Ils vont y arriver… d’ici 20 ou 25 ans !»
Et c’est à Turfan que nous retrouvons un des experts du renouveau vinicole chinois, l’œnologue Gérard Colin, rencontré il y a quelques années à Shanghaï. Il y a 15 ans, à 55 ans, ce Lorrain né à Madagascar, a mis le cap sur la Chine. Il a d’abord conseillé Grace Vinyeard, reconnu alors comme le meilleur domaine viticole chinois, dans le Shanxi. Puis, depuis 2008 jusqu’à ce printemps, il a piloté durant cinq ans l’ambitieux projet de Lafite-Rothschild, dans une autre région, plus à l’est, près de Penghai, dans la péninsule du Shandong, sur le golfe de Bohai. Sur 30 hectares de collines, il y a aménagé 300 terrasses, soutenues par 10 km de murs en pierres sèches. Les premières grappes sont récoltées cet automne : 6 hectares arrivent à la «troisième feuille» et seront vinifiés par son successeur, Olivier Richaud, agronome et œnologue, venu du Château Beychevelle, à Bordeaux.
A 30 km de Turpan, à Puchang (50 ha), changement de décor. Entouré d’une équipe de jeunes, Gérard Colin n’a rien perdu de son enthousiasme : «Ici, pour produire du mauvais raisin, il faut se forcer ! En principe, le cycle végétatif de cinq mois est trop court. Pourtant, malgré ce handicap, la maturité phénolique est atteinte et les tanins sont ronds.» Alors que les Chinois ne jurent que par le cabernet sauvignon en monocépage — «parce qu’on leur a dit que c’est le cépage le plus planté au monde !» —, ce Bordelais d’emprunt préfère les assemblages. Dans son nouveau domaine, il va vinifier des variétés locales, en blanc et en rouge, qu’il assemblera au cabernet sauvignon et au pinot noir.
Le Français croit à la biodynamie et aux cépages de Géorgie, comme le saperavi. Et à la «vitis amurensis», née au bord du fleuve Amour, parti de Sibérie vers la Chine, des variétés plus résistantes au froid que la «vitis vinifera» cultivées sur l’ensemble de la planète. Le sujet était du reste à l’ordre du jour, cet été, d’un colloque à Wuwei, qui ambitionne, elle aussi, de devenir la première «cité du vin de Chine», comme le proclament déjà des panneaux au bord de ce qui devenu l’autoroute de la soie dans le corridor d’Hexi. S’il n’y a guère de doute sur le développement viticole en Chine — en avant, toute ! —, reste à savoir pour quelle qualité des vins. Gérard Colin est confiant : «Ils vont y arriver. Mais ça mettra encore 20 ou 25 ans.»
Le vin, produit de luxe pour VIP
A Turfan, l’entreprise Loulan produit des vins de haut de gamme. Le rouge «Château Ancien 2008», à 90% du cabernet sauvignon, complété par un peu de merlot et de saperavi, s’avère complexe, puissant et élégant à la fois, frais (moins de 13% d’alcool), élevé un an en barriques de chêne français. Prix de la bouteille à la cave? 2’500 yuans, soit 450 francs suisses la bouteille ! Le prix d’un 1er cru de Bordeaux que les Chinois s’arrachent. Mais il y a plus cher encore : «Parfum de Lulan 2012», une bouteille de 50 cl d’un vin doux au nez entêtant de jasmin et miellé en bouche, avec une finale sur la fleur d’oranger, 12% d’alcool et 50 g. de sucre résiduel. Prix du flacon (2’000 bouteilles l’an) : 20’000 yuans, soit 3’500 francs suisses les 50 cl. Même le Château d’Yquem, à ce taux-là, passe pour bon marché…
Et qui boit ces nectars hors de prix ? «Des VIP et des hommes d’affaires», dit-on chez Loulan. La campagne de moralisation et de renoncement aux privilèges, voulue par le gouvernment du président Xi Jinping, et renforcée dès ce 1er octobre 2013, entend diminuer les achats de produits de luxe et les cadeaux d’entreprise. Mais il y a de la marge. Selon le bureau d’Ubifrance à Shanghaï, les milllionnaires en dollars sont déjà plus d’un… million. 1% de la population urbaine, soit 7 millions de personnes, sont des «consommateurs de luxe réguliers» et les «occasionnels», plus d’une centaine de millions (17% de la population urbaine).
La moitié des vins chinois sont vendus en supermarché, 45% en hôtellerie-restauration et 5% par des magasins spécialisés ou Internet. Avec plus de 260’000 ha plantés, le vignoble chinois pointe déjà au 5ème rang mondial. En 2011, les Chinois ont produit 1,1 milliard de litres de vin et importé 360 millions de litres (dont 240 millions en bouteilles, pour moitié de France), de sorte que la consommation est d’un peu plus d’un litre par habitant (1,4 millard !). Le taux de croissance moyen de l’économie chinoise, la deuxième de la planète, bien que revu à la baisse, devrait être de 8% pour les prochaines années. (pts)
Reportage paru dans La Liberté du 2 octobre 2013. Version originale imprimable en PDF ici