Duo de sommeliers autour d’une Roussette 1864
La roussette du Bugey, depuis 2009, issue uniquement du cépage altesse, a la réputation d’être un vin blanc apte au vieillissement. Mais rares sont ceux qui ont pu déguster un flacon de… 1864, dans un état de fraîcheur remarquable. Ca nous est arrivé pourtant, il y a quelques jours, à Belley, la ville de Jean Anthelme Brillat-Savarin, le «physiologue» du goût, au cœur du Bugey.
Par Pierre Thomas
On n’était pas seul ! Caroline Daeschler, sommelier-conseil auprès de ce vignoble de quelque 500 hectares, avait convié quelques sommeliers et journalistes pour une verticale de 80 vins. Mazette ! Ce bel optimisme a été interrompu, après une série de rouges où des mondeuses ont montré une remarquable tenue au vieillissement moyen (dix bonnes années au moins !), par la présentation des deux vedettes du jour. Deux blancs, des roussettes, héritée par Dominique Saint-Pierre (à dr., avec l’organisatrice du jour) de son arrière-grand-père, alors viticulteur à Ambérieux.
Le donateur n’est pas n’importe qui : fils de résistant et bâtonnier du barreau de Belley, il a été avocat à Lyon. Puis homme politique, siégeant au Conseil d’Etat, et Européen convaincu. Enfin, historien. Il vient de publier un remarquable ouvrage d’histoire de géo-économie régionale, «Les gorges perdues du Haut-Rhône», aux éditions M & G, et sous-titré «De la Suisse à Génissiat». Car si on reproche aux Français de méconnaître les vins helvètes, que dire des Suisses à propos des crus du Bugey, ce «no man’s land» campagnard entre Genève et Lyon, aujourd’hui ceinturé par deux autoroutes parcourues à la va-vite en s’engouffrant vers le Sud?
Il en allait bien différemment en 1864. Avant même que Pasteur, un peu plus haut en Arbois, découvre le rôle primordial des levures. Avant que le phylloxéra ronge les ceps du Bugey par la racine, comme dans tant d’autres vignobles. Quelle émotion dans une goutte de cet elixir vieil or brillant, rappelant un grand xérès sec, avec un clivage presque surréaliste entre l’acidité qui l’a tenu droit dans sa bouteille durant un siècle et demi, et la sucrosité encore bien présente, sublimée par des arômes de noisettes grillées, tournant au vieux cognac ou au vieux rhum. «J’en ai bu toute ma jeunesse à la maison», se souvient Dominique Saint-Pierre. «Et je me rappelle que le 1864 était bien meilleur que les autres. Il avait obtenu une distinction à Ambérieux. Mais il y a toujours un côté loterie à ces vieux flacons…» De fait, le 1868 ne paraissait en rien semblable précédent, comme dilué dans les miasmes du temps passé.
Deux ex-Suisses au rendez-vous
L’honneur d’ouvrir, à la lame double, puis au tire-bouchon classique, le flacon de verre soufflé est revenu au sommelier Christophe Menozzi. Et celui de déguster, le premier, les yeux mi-clos, le divin breuvage à Christian Martray. Deux figures de la sommellerie suisse des années 1990. Le premier, 51 ans, œuvra chez Georges Wenger et décrocha le titre de «meilleur sommelier de l’année» en 2001. Le second, 45 ans, entama sa carrière chez Bernard Ravet. Les deux ne s’étaient plus rencontrés depuis des lustres… Pourtant, ils sont retournés en France.
Menozzi a milité pour ouvrir une maison des vins du Jura à Poligny, avant de devoir renoncer au projet. Il a retrouvé le service et la salle, au Relais & Château(x) de Germigney, près d’Arbois, appartenant à une famille suisse, qui l’a rénové. Parcours inverse pour Martray, qui vient de quitter, après dix ans d’animations œnologiques — une série de déjeuners de haut vol ! —, le Hameau Albert 1er, Relais & Châteaux de Chamonix, pour un site Internet, www.ventealapropriete.com. Cette plate-forme n’est pas active en Suisse, mais elle pourrait sélectionner des vignerons suisses dans un avenir proche, pour les faires découvrir à la clientèle hexagonale. Le site propose un vin par jour, si possible une découverte ou une exclusivité, achetée et livrée au siège de la société, dans le Mâconnais, avant la mise en ligne.
Une région à mousseux «ancestraux»
Vieux flacons, rencontres entre pros passionnés, tout était réuni pour médiatiser les vins du Bugey. La région, répartie en trois sous-régions, Cerdon, Montagnieu et Belley, dans le carré vallonné de cluses verdoyantes, délimité par Genève-Bourg-en-Bresse-Lyon et Chambéry, aligne neuf AOC associées au nom Bugey. Sur les 3 millions de bouteilles escomptées pour 2013, la moitié sont du Cerdon élaboré en «méthode ancestrale» (qui revient à la mode!). Le chardonnay représente 80% des blancs (38%), dont un tiers sont vinifiés en mousseux, mais en «méthode traditionnelle».
La roussette, 100% altesse depuis 2009, ne totalise que 70’000 bouteilles en 2013. Comme la mondeuse, le cépage rouge le plus remarquable du Bugey qui, pour les 12% restants de rouge, fait jeu égal avec le gamay et le pinot noir, aux arômes fumé et sauvages. Le Bugey n’a jamais compté ni coopérative, ni négociant et les vins sont commercialisés directement par une centaine de vignerons-encaveurs. «Un fait propre à notre région et unique au monde, à ma connaissance», souligne le président des vignerons du Bugey, Eric Angelot. Ces vins sont bus essentiellement à Lyon, Grenoble et dans le Pays de Gex, frontalier de Genève. Mais la jeune génération a de la peine à s’engager: 15 à 20% des vignes pourraient disparaître dans les 5 ans à venir, dans ce vignoble de proximité, peu connu à l’extérieur (7% d’export, surtout en mousseux de Cerdon).
Trop ambitieuse, la dégustation «verticale», s’est bornée aux rouges, avec quelques merveilles, comme ces mondeuses fruitées de Patrick Charlin à Groslée (magnifique 2005, proposée encore à la vente à 15 euros la bouteille) et de Roland Bonnard (belle 2010, finement boisée) ou du Domaine Monin (Les Pierrailles, vieilles vignes, 2005). Les pinots noirs du cru Manicle (une dizaine d’hectares) étaient plus difficiles à juger sur la longueur du temps. Et la partie a été remise pour une quarantaine de blancs.
A cette occasion, on ouvrira sans doute deux bouteilles de 1935. Mais du rouge, cette fois!
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 8 mai 2014.