Terravin au tournant
Début juillet 2013, à Yvorne, la «marque de garantie» Terravin a fêté son demi-siècle. Née dans un contexte économique différent d’aujourd’hui, elle est à un tournant de son histoire. Bilan et perspectives.
Pierre Thomas
Terravin est né en 1962 à Yvorne, puis s’est généralisé à tout le canton. Deux fortes têtes du vignoble vaudois en sont à l’origine. Ce duel a mobilisé le négociant Henri Badoux, d’Aigle, partisan du vin vaudois le plus largement distribué et le vigneron-encaveur Robert Isoz, défenseur des appellations d’origine contrôlée avant l’heure. Le premier, président de l’Union des négociants en vins, personnalité de premier plan du parti radical, syndic d’Aigle et conseiller national, avait réussi à emporter le morceau au Conseil d’Etat, disposé à renoncer à la notion d’origine des vins. Le second, président de la Fédération vaudoise des vignerons, et syndic libéral d’Yvorne, réussit à faire bloc pour imposer un signe distinctif pour les vins de qualité.
C’était la (belle) époque d’un marché certes tendu, mais où le vendeur faisait davantage le beau temps que la pluie, grâce au parapluie du protectionnisme dont jouissaient les vins blancs. Un demi-siècle plus tard, le paysage a, si l’on peut dire, radicalement changé. D’un commerce à la solde des vendeurs, on est passé à un marché à la merci des acheteurs. Les vins suisses vendus en grande surface (70% des vins vaudois) le sont certes moins massivement que les étrangers, mais leur part dans la consommation totale peine à atteindre les 40%, dans un pays qui reste, pourtant parmi les plus fidèles au vin, par tête d’habitant.
Viser une meilleure visibilité
Dans ce contexte, «la pire période depuis 50 ans sur le plan de l’écoulement de nos vins», selon Philippe Herminjard, le gérant de Terravin, qui est aussi le secrétaire de la Fédération vaudoise des vignerons, le «label de qualité» devrait servir de phare. Mais, comme le notait l’hebdomadaire Agri la veille de la commémoration officielle de ce demi-siècle, Terravin est «visionnaire mais en manque de visibilité».
Longtemps, les vignerons vaudois étaient assez fiers de deux chiffres. D’abord, seuls 5% des vins vaudois d’appellation d’origine contrôlée (AOC) arborent la distinction des «lauriers d’or du terroir», soit, en 2012, 211 vins. Ensuite, près de la moitié des vins présentés échouent à «l’examen», comme l’appelle Pierre Monachon, le président de Terravin. Aujourd’hui, du rôle discret de pointe de l’iceberg, Terravin veut devenir un fer de lance de la promotion des vins vaudois. Sans rien renier de la qualité de sa démarche, axée sur la seule analyse sensorielle.
Mais le contexte de la promotion a évolué. Terravin, d’abord réservé au cépage majoritaire dans le canton, le chasselas (61% de la surface du vignoble, 67 % de la vendange, en 2012), est désormais ouvert non seulement à tous les vignerons, mais à tous les cépages. Confidentielle, la dégustation dite par le passé OVV-Guillon, est devenue la Sélection des vins vaudois, largement médiatisée, avec ses «coqs» fêtés annuellement. A l’origine, cette (pré)sélection se justifiait comme qualification au Concours national des vins.
Aujourd’hui, les sélections régionales sont déconnectées du Grand Prix du Vin Suisse : celui qui met ses vins aux premières n’est pas, en cas de bonne note, automatiquement propulsé à cette compétition nationale, organisée à Sierre par l’association Vinéa. S’ajoutent le Mondial du Chasselas, à Aigle, après le Mondial des Pinots (ex-Pinot noir seul), à Sierre, concours à vocation internationale, mais qui s’appuyent largement sur les producteurs d’ici. Soit dit en passant, le gérant de Terravin n’est pas peu fier de constater que 38% des vins vaudois médaillés d’or au 2ème Mondial du Chasselas, de 2013, sont «terravinés». Constat : d’un «label», à l’époque réservé au seul chasselas, on est passé à une panoplie d’instruments qui, tous, ambitionnent de mieux faire vendre les vins vaudois auprès du consommateur.
Le consommateur comme planche de salut
Parler de consommateur, c’est presque lâcher un gros mot. Philippe Herminjard le dit sans ambage : «Nous aurons réussi le jour où le consommateur exigera le label Terravin au magasin et au restaurant.» Et d’ajouter, «le concept du label Terravin est complexe à expliquer au grand public.» Car Terravin, par sa démarche, se défend d’être un concours comme les autres.
Le consommateur «lambda», quand il voit «cuvée primée» sur une épaulette, et plus encore le seul macaron doré, le plus usité, peut-il, raisonnablement, faire la différence avec une quelconque médaille? On est là à la limite du syndrôme de Magritte, le peintre belge qui, en légende de son tableau figuratif représentant une pipe, écrivait «ceci n’est pas une pipe». Et Philippe Herminjard affirme aujourd’hui qu’il «n’a plus d’état d’âme» à propos de ce «distinguo»… L’affaire s’est, chez les non-initiés, compliquée avec la «finale» des Lauriers de Platine, véritable coupe annuelle du chasselas vaudois, où un jury formé de producteurs et de journalistes désigne, en novembre, par élimination, le meilleur vin de l’année parmi les cuvées primées par Terravin. Deux membres d’Arte Vitis — cercle vertueux de l’élite des vignerons vaudois —, Pierre-Luc Leyvraz et Jean-François Neyroud-Fonjallaz, y ont le plus régulièrement réussi, en plaçant 4 de leurs vins sur 5 concours. C’est là un excellent signe, qui montre qu’Arte Vitis, pas plus que les Lauriers de Platine, ne sont le fruit du hasard…
Pourtant, la réputation de Terravin s’effrite : en 2012, une enquête menée dans les foires et expositions a montré que ce sont les plus de 46 ans qui (re)connaissent le label. Le macaron ou la collerette ne «parlent» pas aux plus jeunes. En son carnotzet de Rivaz, Pierre Monachon pense que le meilleur moyen de convaincre les jeunes est de les faire déguster, sans obligation d’achat, par exemple aux Caves ouvertes de Pentecôte : «Pour les former, on pourrait faire déguster nos vins selon la fiche du label.» Bonne idée ! Car cette «grille de lecture» des vins vaudois est la fierté de Terravin. On y a remplacé, depuis dix ans, une dégustation un brin folklorique, dans un local sombre, avec de curieux verres ronds (qui valaient mieux qu’un gobelet, certes !) ponctuée par des points (sur 20), par une évaluation sensorielle de 22 à 25 critères, à Marcelin, avec des seuils d’élimination, une méthode élaborée avec les Vaudois par un expert du goût, le Français Maurice Chassin. Les jurys, formés de cinq dégustateurs choisis parmi un contingent de 35, dégustent évidemment à l’aveugle.
Convaincre les producteurs eux-mêmes
Cette démarche paraît plus sérieuse que celle des concours régionaux, nationaux ou internationaux, avec une fiche et des cases à cocher, manuellement ou sur clavier. Encore faut-il convaincre les producteurs d’y participer. «Je ne comprends pas pourquoi la profession elle-même a tant de peine à se mobiliser pour sa propre marque de qualité», lâche Philippe Herminjard. «Pour qu’il soit visible, le label doit parvenir à 10% des vins vaudois mis sur le marché», confirme le président Monachon. Les irréductibles adversaires à l’intérieur de la profession ont quelques bonnes raisons de renâcler devant l’obstacle. Deux arguments reviennent: ne pas réussir le label chaque année est une épée de Damoclés qui déstabiliserait la clientèle et puis, les 20 centimes demandés pour coller le macaron ou la collerette, geste indispensable pour attester de la démarche, paraissent trop cher payer. «Je préfère mettre cet argent dans une autre forme de publicité que je choisis moi-même», nous confie un vigneron-encaveur.
Entre arguments d’obstruction et enjeux futurs du marché, une troisième voie se dessine. Il s’agit de lier les meilleurs vins vaudois estampillés Terravin à d’autres produits agricoles labellisés, comme le vacherin Mont-d’Or AOP et son coffret «Symphonie des sens» (une bouteille – un fromage), lancé en hiver 2012. Et, annoncée cet été, «la plus ambitieuse campagne de promotion jamais mise en place par le Canton», les fiançailles du Gruyère AOP, dont les Vaudois produisent un tiers du tonnage, et Terravin. Chaque association recevra de l’Etat 150’000 francs par an sur cinq ans pour orchestrer des actions communes réservées aux deux produits du terroir. Pour Pierre Monachon, c’est un peu la dernière qui sonne : «Nous voulons voler de nos propres ailes. Et pour cela, nous devons arriver à 3 millions de vignettes Terravin par an, et non 2 millions, et convaincre les coopératives et les grandes maisons vaudoises de nous rejoindre». Cette année (2013), parmi les nouveaux lauréats de Terravin, avec deux vins rouges, figure le président de la Fédération vaudoise des vignerons, Willy Deladoey. Un signe d’espoir et de persévérance.
Paru dans le magazine Le Guillon no 43, 2013.