Avec Electus, Provins vise une «autre dimension»
On l’a finalement goûté cet OVNI, pour «objet vineux non identifié», l’Electus, dans sa version 2010. Un vin conçu en Valais, chez Provins, coaché par l’œnologue bordelais Nicolas Vivas, et qui a reçu un «castel», à Uvrier, comme fonts baptismaux. Avec 30’000 bouteilles par an, vendue 190 francs pièce, la coopérative vise l’excellence via un produit de luxe, projeté dans «une autre dimension», jamais atteinte encore par un vin suisse…
Lire, à propos des vins «icônes», l’avis de Jancis Robinson, paru dans le Financial Times daté du 6 septembre 2014.
Par Pierre Thomas
Il faut se méfier des apparences. Quand quelques journalistes romands sont convoqués, un soir de Fête-Dieu, dans un lieu rénové, le Castel d’Uvrier, qui domine la plaine du Rhône, et regardent les coteaux abrupts de Saint-Léonard au soleil couchant, ça n’est pas une «opération de marketing»… Nicolas Vivas, professeur d’œno à l’université de Bordeaux, a découvert ce paysage il y a douze ans. On soumettait ce jour-là quelques fendants à son appréciation. Mais il s’est dit : «Ici, comme dans le Priorat, comme dans la région de Toro, on doit pouvoir faire de grands vins rouges !»
Un projet de 10 ans déjà
Depuis 2005, dans un secret plus ou moins bien gardé, avec la complicité du directeur technique de Provins, Gérald Carrupt, et des jeunes œnologues Damien Carruzzo et Samuel Panchard — la relève de l’œnologue vedette Madeleine Gay, qui prendra sa retraite l’an prochain —, ce quatuor a élaboré à une échelle respectable (30’000 bouteilles) un assemblage, pour «sortir un grand produit». «Une sélection de sélection», comme le dit Gérald Carrupt, qui peut changer chaque année, tirée d’une vingtaine de parcelles. Soit de 4 à 5 hectares, repérés parmi les 100 au plus grand potentiel de la rive droite du Rhône, sur les 1’000 hectares encavés par la coopérative, dont 250 qu’elle cultive elle-même, sous la direction de Samuel Panchard, qui devient le Monsieur Electus, appuyé par Johana Dayer, fraîche émoulue de l’Ecole hôtelière de Lausanne, où elle a mené le club du vin, avec l’ambition de se préparer au titre de Master of Wine.
Pour Nicolas Vivas, Electus doit exprimer l’«essence du terroir». Ensuite, tous les éléments se mettent en place pour dessiner une «sphère», dont il est impossible de dissocier l’un ou l’autre élément. Le 2010 est composé d’humagne, de cornalin et de diolinoir, à hauteur de 60%, complété par du cabernet sauvignon et du merlot pour les 40% restants. Le 2011 «accueillera», en plus, du cabernet franc et de la syrah. En principe, chaque cépage est vinifié séparément, mais en 2011, certains ont été groupés. Samuel Panchard insiste sur une vinification «simple», avec des macérations pré et post-fermentaires et des levures indigènes. «On a fait ce que la raisin et le moût nous ont dit», assure Nicolas Vivas. Ensuite, l’élevage, de 18 mois, en barriques neuves à 80% pour le 2010, puis assemblage, collage et «restructuration» en cuve, avant un affinage en bouteilles de 18 mois, pour le vin qui arrive sur le marché.
Dans un Valais connu pour sa chaleur — ne l’a-t-on pas comparé parfois à Napa Valley ? —, le défi était de conserver de la fraîcheur. Avec ses arômes de fruits noirs, encore délicatement boisés, son attaque souple, grasse, sa puissance, sa trame tannique élégante, cet Electus 2010 est évidemment un excellent vin. Reste, maintenant, à installer une stratégie basée sur l’«émotion»…
L’export oui, mais le buzz local aussi!
Provins, qui, en un an, a renouvelé d’abord, son conseil d’administration, présidé par Pierre Alain Griechting, puis sa direction, avec Rafaël Garcia succèdant à Roland Vergères au début de cette année, a modifié sa stratégie. Promis à un «show» de dégustation dans un tour du monde et à une vente exclusive à l’exportation, Electus remet d’emblée les pieds sur (sa) terre. Le Castel d’Uvrier a été rénové pour en être le siège, où, d’ici la fin de l’année, des dégustations-découverte de ce «produit de luxe» auront lieu tous les mardis et jeudis. Le vin sera proposé en caisse de six et de douze bouteilles, mais aussi à l’unité, dans le magasin de Sion, dans un espace dédié. Avant ce lancement officiel, le prix de vente a été revu à la baisse. De 249 francs, il est redescendu sous la barre des 200 francs, à 190 francs — qui reste le plus cher de Suisse.
Et c’est dans des comparaisons avec des vins du même «calibre», italiens et français, qu’il devrait être mesuré et s’imposer. Jugé en solo l’autre soir à Uvrier, grâce à Gérald Carrupt, il a été confronté, après première dégustation, à une carafe anonyme d’un vin qui est apparu plus chaud, plus lourd, plus alcooleux, avec une note de végétal. C’était Opus One 2010, un très grand millésime en Californie.
La Rolls Royce des vins suisses…
Pour le reste, il faut se contenter de jugements de seconde main: le matin-même, José Vouillamoz l’avait dégusté avec notamment François Mauss, le fondateur du Grand Jury Européen, à l’aveugle parmi Solaia (prix du marché: 180 CHF), Pape Clément (170 CHF), Léoville Poyferré (100 CHF), et le châteaneuf-du-pape, Le Vieux-Télégraphe (65 CHF), tous de 2010, et il serait sorti premier d’une série où il est le plus cher… Et Hugh Johnson l’aurait qualifié de «Rolls Royce», lors d’un récent passage en Valais…
Pour éviter tout préjugé, la coopérative avait décidé de mettre sur orbite ce vin par le biais d’une société distincte, Valais Mundi, domiciliée à Ayent. Et, après François Murisier, membre du conseil d’administration de Provins et président de Vinéa, c’est le patron de l’entreprise sédunoise, Pierre Alain Griechting lui-même qui reprend ce poste d’administrateur unique. Il plaide résolument pour un Valais ambitieux, une question de survie pour l’ensemble de la filière vitivinicole.
La réponse à ce pari est dans les mains du consommateur d’ailleurs… et d’ici.
Eclairage: l’enjeu du prix
Un vin icône doit réunir plusieurs éléments pour s’installer durablement sur le marché des connaisseurs:
1) justifier millésime après millésime une très haute qualité
2) être reconnu au sommet de la pyramide des vins de son terroir, de sa région ou de son pays
3) durer dans le temps en autorisant les verticales (plusieurs années comparées)
4) être présent sur le marché des enchères en étant vendu plus cher que le prix d’achat de départ.
Aucun vin suisse, jusqu’ici, ne remplit les conditions de ces quatre points-clés. A commencer par le quatrième, comme nous le confirmait Marc Fischer, le principal acteur des ventes aux enchères en Suisse, à Zurich. Quelques merlots du Tessin, comme le Castello Luigi, Platinum, Trentasei et Vinattieri sont en bonne voie pour atteindre ce Graal.
Mais l’amateur d’excellents vins du monde entier n’a aucun problème pour les trouver en Suisse, à des prix tout-à-fait concurrentiels. Ainsi, les grands vins du Chili, comme Sena (111 fr.), Clos Apalta, l’icône de Michel Rolland (72 fr.) ou Alma Viva, de Rothschild (entre 93 et 120 fr.) sont parfaitement accessibles. Près de Santiago, Eduardo Chadwick, le patron de Errazuriz et créateur de Sena, nous avait expliqué comment les grands vins chiliens pourraient commercialement profiter de la spirale ascensionnelle des bordeaux (à partir du 2005): les prix de ces grands vins chiliens reconnus restent abordables.
Nicolas Vivas fait allusion au Priorat catalan. Fort bien, mais Clos Mogador 2010 est à 73 fr., Clos de l’Obac, idem, comme le Finca Dolfi d’Alvaro Palacios, œnologue vedette de la région… Parlons du Sud de la France, où deux grands vins sont au sommet: le magnifique et très original assemblage cabernet-syrah de Trévallon de la famille Durbach et l’assemblage de Daumas-Gassac de la famille Guibert, là encore des vins qui survolent leur région… à 50 fr. la bouteille (millésime 2011). Bordeaux, l’Espagne, l’Italie et la Californie ont des icônes qui vont très au-delà, mais ce sont les quatre régions au monde les plus prestigieuses de longue date.
En choisissant de se placer sur le marché suisse entre Sassicaia (135 fr.) et Opus One (254 fr.), à hauteur de Solaia (175 fr.), Electus passe du complexe d’infériorité au complexe de supériorité. A la moitié de ce prix parfaitement arbitraire de 190 fr., il aurait été à sa juste place… Quitte, par le jeu des enchères futures, à être réévalué un jour ou l’autre. A 30’000 bouteilles l’an, pour un marché mondialisé dont on s’avise finalement à considérer la Suisse comme partie prenante — nous sommes parmi les dix plus gros importateurs de vins au monde ! —, la rareté du produit ne sera pas assurée. Du côté de Sion, on a dû plutôt se dire que ceux qui n’achèteront pas ce vin autoproclamé icônique à 190 francs ne l’achèteraient pas non plus à 90 francs, ce que tend à démontrer le buzz généré sur Facebook depuis le lancement du vin. Comme l’expliquait un jour un analyste boursier à propos des restaurants multiétoilés et hors de prix, ceux qui acquittent cette addition paient pour ceux qui n’y vont pas! C’est le lot de tout produit de luxe.
©thomasvino.ch