Manger est (aussi) bon pour la tête
«Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es», écrivait Brillat-Savarin en tête de sa «Physiologie du goût». Un enseignant vaudois rappelle ce que nos ancêtres furent à travers ce qu’ils mangèrent… On révise !
Pierre Thomas
Dans un grand format souple, la «Petite histoire de l’alimentation en Suisse» d’Yvan Schneider, qui vient de paraître aux Editions Loisirs et Pédagogie (LEP), est l’œuvre (ludique) d’une vie. Celle d’un professeur et formateur d’enseignants en «économie familiale», avant qu’elle devienne «éducation nutritionnelle», et pas obligatoire dans le «cursus» vaudois — au contraire du fribourgeois. Depuis peu président de Slow Food Vaud, mais déjà membre du comité qualité de la Semaine du Goût, deux «branches» en mains de Josef Zisyadis, le prof’ veveysan a mitonné ses recettes, qui jalonnent l’ouvrage, avec quelques volées d’élèves du secondaire, et des étudiants de l’Ecole de photographie de Vevey les ont immortalisées.
Dix périodes de l’histoire humaine et dix recettes détaillées. L’album, illustré de lavis un peu trop sages, déroule la saga de la nourriture à travers les âges. Yvan Schneider convoque quelques beaux esprits qui se sont penché sur l’âtre puis la marmite. De l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, deux citations, «le cru est naturel, le cuit est culturel» et «il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser», valent les vingt «aphorismes du professeur» d’Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826).
Au commencement était la soupe
De son côté, l’agronome Louis Malassis rappelle les «trois âges» de l’alimentation humaine. Un premier, préagricole, s’étend sur trois millions d’années. Un deuxième, agricole, naît au Moyen-Orient et se poursuit sur 10’000 ans. Le troisième, la période agroalimentaire, est né de la révolution industrielle, il n’y a guère plus de 150 ans.
L’auteur fait l’impasse sur le début et part du mésolithique, à moins 10’000 ans. Les glaciers ont fondu. L’homme chasse le gibier, pêche avec des nasses tressées et des harpons d’os. Il mijote «une soupe rudimentaire composée de racines tendres, de quartiers de viande, de moelle, de plantes aromatiques, le tout cuit dans une outre remplie d’eau, fixée et chauffée au-dessus des braises ou à côté des flammes.» C’est là que s’imaginent les «paquets» de toute sorte, raviolis, pirojkis, rissoles, dont Yvan Schneider est passé maître.
Du sèchage et du fumage dès le paléolithique jusqu’à la conserve née en 1795, l’album dessine, par des tableaux chronologiques illustrés, l’avancement des habitudes et moyens d’alimentation. Les premiers animaux domestiques (vache, porc, mouton, chèvre) n’apparaissent qu’en 6’000 avant Jésus-Christ. L’histoire de la galette commence au même néolithique, quand on étale la bouillie de céréales sur les pierres du foyer pour la sècher. La fermentation fait ensuite passer la galette au pain levé, le lait, au fromage et le jus de raisin, au vin.
La religion s’en mêle
Chez les Romains, peu de viande, mais déjà trois repas, qui deviennent «actes religieux aux règles strictes». Les barbares introduisent la viande, le beurre, le lait en opposition à la civilisation chrétienne du vin, de l’huile et du pain. Le Moyen-Age, sur décret de l’Eglise, divise le calendrier en jours maigres, réservés au poisson, et gras, à la viande. On ne mange pas de la même façon chez les gens d’en haut, qui ont droit aux fruits et aux volailles, et chez ceux d’en bas, à qui sont laissés racines, carottes et navets, en attendant la pomme de terre. Les expéditions en Orient ramènent les épices, signes de distinction sociale, et les croisades, le sucre.
«Dis-moi comment tu manges et je te dirai de quand tu es»: la fourchette est longtemps à deux ou trois piques, l’instrument du diable, pour l’Eglise. Le «tranchoir», morceau de pain sur lequel on dépose les autres aliments, ne fait place à l’assiette que sous les Médicis. Et la fourchette, dédiabolisée, y pique les aliments, sauf chez Louis XIV, qui préfère manger avec ses doigts !
Ainsi va l’Histoire, jalonnée de mille étapes jusqu’à aujourd’hui. Où le Veveysan Yvan Schneider croit voir chez son combourgeois Denis Martin un aboutissement «du terroir à l’honneur dans les cuisines des grands chefs», dans ce menu «sens dessus-dessous» fait de 22 plats inspirés de la cuisine suisse réinventée, comme le ravioli au vacherin fribourgeois, eau et basilic, la féra comme un taillé aux greubons, le birchermuesli de foie de canard. Enfin, tout est permis, en toute connaissance de cause ! Mais tout n’est pas pardonné : le prof’ constate que, désormais, «l’éducation nutritionnelle sensibilise les élèves aux dimensions socioculturelles, techniques et diététiques de l’alimentation.» L’homme ne peut se passer de se nourrir. Et c’est meilleur avec, pour aromate, un supplément d’âme.
*«Petite histoire de l’alimentation en Suisse», Yvan Schneider, Editions Loisirs et Pédagogie, collection découvrir, 72 pages, 29 fr.
Publié dans le quotidien La Liberté, Fribourg, le 16 décembre 2014.