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Posted on 23 janvier 2015 in Vins espagnols

La Ribera del Duero  Une Bourgogne rouge au cœur de l’Espagne

La Ribera del Duero
Une Bourgogne rouge au cœur de l’Espagne

On a lu l’autre jour dans une promotion d’un tempranillo espagnol : «un super vin de Toscane qui serait né en Espagne». Même si l’œnologue est Français et actif en Italie (l’incontournable Michel Rolland), il n’y a pas de tempranillo en Toscane… Mais reprenons l’image pour qualifier la Ribera del Duero, au cœur de la péninsule, de «Bourgogne ibérique», à la surface presque égale. Reportage en deux temps.

Par Pierre Thomas, textes et photos

Le tempranillo — nommé ici «tinta del pais» ou «tinto fino» — est le cépage principal, même s’il n’est pas exclusif, comme l’est le pinot noir en Bourgogne, et les producteurs procèdent davantage à des assemblages de parcelles que de cépages, autorisé à hauteur de 25% avec du cabernet sauvignon, du merlot, du malbec ou du grenache noir.

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Dans une vallée qui donnera plus loin dans son bassin (atlantique) le Douro portugais, l’«effet terroir» sur des collines ventilées, au sol argilo-calcaire, est indéniable, sorte d’unité dans la diversité. Longue de 80 kilomètres sur 40 de large, la Ribera del Duero donne l’impression d’être une «Bourgogne horizontale», orientée d’est en ouest, et un peu plus petite que la région française (un peu plus de 25’000 ha en AOC). Consacrée appelation d’origine (D.O.) depuis 1982 seulement, elles a acquis sa réputation en Espagne d’abord, et n’exporte que 20% de ses vins, particulièrement en Suisse, friande de toutes les qualités, du vin simple et jeune, jusqu’aux plus fameux flacons, étagés selon l’échelle classique espagnole des vins «joven» (sans bois), «crianza» (12 mois de fût), «reserva» (12 mois de fût minimum et 24 de bouteilles) et «gran reserva» (24 mois de fût mininum et 36 mois de bouteilles).

Le prestige de certains domaines — le pionnier Vega Sicilia, grand vin traditionnel espagnol, Pingus, symbole de la renaissance — contribue à une plus importante valorisation des vins, comme en Bourgogne. Plus vaste (presque trois fois plus vaste, avec ses 56’000 ha), l’autre grande région viticole espagnole consacrée majoritairement au tempranillo, la Rioja, avait déjà choisi la parenté historique avec le Bordelais. Voyage au cœur de l’Espagne, au lendemain des vendanges les plus prolifiques de la Ribera del Duero (106 millions de kilos), miraculeusement réalisées à maturité idéale juste avant la pluie.

Un développement exponentiel en 30 ans

Il y a trente ans, les «bodegas» (caves) de la Ribera del Duero se comptaient sur les doigts d’une main. Elles sont près de trois cents aujourd’hui, sur 22’000 hectares de vignoble, malgré la crise qui frappe durement l’Espagne, incitant les producteurs à mettre rapidement sur le marché des vins «joven» et dont certains prétendent qu’ils sont aromatisés, vite fait, bien fait, avec des copeaux de chêne… Ils partent, en tout cas, à deux ou trois euros «ex-cellar» (au sortir de la cave).

Il y a donc un monde entre l’exceptionnel haut de gamme et le tout venant. Même sur place, il est difficile de se retrouver dans cette jungle, en alternant la visite de grandes caves, aux millions de cols produits, et de petits producteurs de «vins d’auteur». Ainsi va le monde du vin espagnol, à cheval entre l’ancien et le moderne, l’authentique et le friqué-chiqué.

La coopérative donne le nom à la D.O.

Le domaine de Vega Sicilia existait depuis longtemps — 150 ans officiellement fêtés l’été dernier! — quand des producteurs de vins, surtout rosés, et parfois rouges, réunis dans une coopérative fondée en 1927, sacrifièrent leur nom de Ribera del Duero au profit de la dénomination collective. C’était en 1982…

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Constituée en 1990 en société anonyme regroupant 270 actionnaires, la coopérative s’est renommée Protos. Sous la colline de la fière forteresse médiévale de Pénafiel, ses caves se prolongent sur plusieurs kilomètres, parfois à même la roche, parfois soutenues par des voûtes de briques rouges, dans des tunnels à milliers de barriques. Prolongée par un superbe bâtiment au toit à cinq nefs de bois lamellé-collé, dessiné par l’architecte anglais d’origine italienne, Richard Rogers, la cave reste un des leaders économique de la région et produit 5 millions de bouteilles par an.

C’est un des grands de la Ribera del Duero, comme l’est Vina Arnaiz, du groupe Garcia Carrion, le principal d’Espagne, actif dans le jus d’orange comme dans la sangria… On lui doit une victoire à la Pyrhus pour le consommateur, qui n’y voit plus très clair. Car sa marque la plus connue, Pata Negra, non seulement se confond avec celle du jambon identitaire ibérique, mais n’est pas réservée à un vin d’une seule origine : elle est une étiquette collée sur chacun des vins provenant de six appellations d’origine, y compris la Ribera del Duero. On fait donc passer l’origine, défendue par une dénomination, derrière la marque et le marketing global.

Une légende vivante de la Ribera

Loin de cette image désincarnée, un des fondateurs de la Ribera del Duero, le légendaire Alejandro Fernandez, est toujours là, bon pied, bon œil, à 82 ans (à dr., le Monsieur qui fait santé!… et Pierre Thomas, tout à gauche). La première partie de sa vie, il l’a passée à construire des machine agricoles pour betteraves à sucre, dans ces campagnes. Puis il a fondé, il y a 40 ans, le groupe viticole Pesquera, multipliant les cuvées de prestige sur ses domaines.

Mision inversa periodistas Alemania y Suiza (13-15/10/14)

Quand il reçoit, dans son hôtel, doté d’un spectaculaire bar à vins, à Penafiel, le patriarche démontre par l’exemple que ces grands rouges se bonifient en vieillissant, comme cet Alenza (contraction d’Alejandro et d’Esperanza, prénom de sa femme) 2003, de la Contada de Haza, élaboré traditionnellement en grappes entières dans des «lagares» (cuves ouvertes), au nez puissant, épicé, à l’attaque suave, mûr, riche et aux tanins restés fermes. Ou ce Pesquera Reserva 1996, mis en bouteilles pour le nouveau millénaire, à la belle dynamique, à la fois sur l’acidité et sur le fruit (la framboise juvénile). Et servi à une température de vraie cave, et donc «pas froid, mais frais», comme le Pesquera Gran Reserva Janus 1986, au nez de terre, de truffe, un peu iodé, gorgé d’arômes tertiaires. Avec sa roublardise paysanne, le producteur s’exclame, au moment de conclure le repas : «Les vins qui ont besoin de fromage sont de mauvais vins.» A bon entendeur! On doit à la vérité de dire que certaines vins plus jeunes, bus ce soir-là, n’étaient pas du même tonneau…

L’élevage en fûts, question centrale

La tradition n’a pas que du bon. Dans une autre cave «historique», fondée en 1979, avant la DO de 1982, ValSotillo, de taille moyenne (250’000 bouteilles l’an), le Crianza 2011, passé 14 mois en fûts de chêne, paraissait certes un peu boisé, mais classique, avec des arômes de confiserie, des tanins doux, malgré une finale un peu sèche et chaude. La plupart de ces vins atteignent aujourd’hui les 14% d’alcool et même un peu plus… Les autres vins de la cave souffraient d’un séjour très prolongé en barriques, avec des goûts de boisé pas toujours nets.

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Ici, comme dans toutes les appellations espagnoles, la question de l’élevage reste centrale. Chez Figuero, un domaine familial de 75 hectares (pour 500’000 bouteilles par an), dont un tiers de vieilles vignes de plus de 60 ans, avec une cave moderne aménagée en deux temps, en 2000 et en 2007, on est très attentifs à la fraîcheur des arômes. La Suisse est le meilleur marché pour l’entreprise qui exporte la moitié de ses vins. L’œnologue est Bordelais, Jean-François Hébrard, un ancien de Jean-Luc Colombo, installé depuis bientôt quinze ans en Espagne. Juste retour de l’Histoire, explique-t-il, puisque la région du Duero, après le phylloxéra, fut replantée en vignes au début du XXème siècle par des moines français, selon leur propres sélections, qui a donné le «vrai» tinto fino. Les 450 mm de pluie par an et les 3’000 heures d’ensoleillement, les hivers rigoureux et les étés chauds, à près de 800 mètres d’altitude, l’alternance de journées caniculaires compensées par des nuits fraîches (pas loin de 25° d’amplitude !), garantissent un mûrissement optimum du tempranillo : «Ce raisin a aussi besoin de temps à la vinification et à un élevage lent. Il consomme beaucoup d’oxygène…» dit Hébrard, à gauche sur la photo ci-dessous.

Mision inversa periodistas Alemania y Suiza (13-15/10/14)

La gamme de Figuero est vaste, des cuvées de base, jusqu’au haut de gamme, de 40 à plus de 100 euros, des cuvées Vinas Viejas et Noble à Tinus : en 2010, trois fûts de chêne neuf français de 500 litres, où le vin a passé près de deux ans, pour un résultat riche, ample, puissant, balsamique, à la fois souple et concentré, long et suave.

Des vins «à la française»

L’œnologue Jean-François Hébrard se souvient : «En 2001, ici, c’était comme le nouveau monde ! Il y a un grand potentiel de cépages autochtones, mais le terroir n’est pas défendu en Espagne comme il l’est dans le reste de l’Europe. Il y a au moins vingt terroirs en Ribera del Duero et, par définition, il n’y a pas d’unité. Jusqu’ici, il y a eu Vega Sicilia, qui est un monde à part, et le reste de la Ribera del Duero, qui est un no man’s land.»

Celle qu’on appellera l’«école française» fait des émules. Valdaya n’est ni grand (15 ha), ni connu encore, avec ses 50’000 bouteilles réparties sur quatre vins. Ses deux jeunes œnologues, Marta Ramas et Miguel Fisac sont d’anciens élèves de Denis Dubourdieu, à la faculté de Bordeaux. Le vin dont Marta Ramas est la plus fière est le «Cincenta mil millas» 2013, une sélection de parcelles, puis de barriques, encore marqué par le bois, mais d’une élégante personnalité. Son étiquette résume les 50’000 miles effectués par les œnologues autour du monde : «Le tempranillo est à la mode partout. J’ai appris à le vinifier en Nouvelle-Zélande… Mais il vient bien d’ici où on appelle la province de Burgos, la Bourgogne. Quand les raisins sont bien mûrs, comme en 2014, ils allient qualité et complexité», explique la jeune femme.

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Non loin de là, au Dominio de L’Aguilera (domaine de l’aigle), Jorge Monzon est déjà considéré comme une des valeurs les plus sûres de la Ribera del Duero. Son premier vin, le Riserva 2011, à plus de 50 euros la bouteille, s’est arraché. Il espère qu’il sera bu dans dix ans, pas avant, puisqu’il mentionne sur son étiquette «vino fino de garda». Un vin puissant, épicé, avec des notes de chocolat, un peu chaud en finale, mais soutenu par une belle acidité. La version plus «légère» du domaine, le Picabo 2012, a davantage de fruit et a conservé de la fraîcheur. Ce fils de maçon est «un génie» (selon Xavier Zacagnini, l’ancien directeur de la D.O.), passé par de stages à Vega Sicilia et la Romanée Conti, le plus exclusif des bourgognes rouges… Dans sa petite cave, complétée par un dédale de grottes où séjournent 300 barriques, Monzon explique son credo pour des vins le plus près possible du cépage et du terroir : «On essaie de tout faire avec délicatesse, à l’opposé d’une recherche de surmaturité et d’alcool».

On retrouve un œnologue français, Lionel Gourgue, dans un autre petit domaine, de la famille Alonso del Yerro. Là encore, dans leur jeunesse, les vins sont marqués par l’élevage, mais ils devraient bien évoluer, pour peu qu’on sache encore donner du temps au temps… Derrière le travail de Lionel Gourgue, il y a les conseils de Stéphane Derenoncourt, œnologue vedette du Bordelais. Ces 22 hectares de tempranillo ont été achetés en 2002 par une famille madrilène. Le fils, Miguel, 36 ans, agronome engagé dans une banque, est revenu sur ses terres. Une vinification précise, parcelle par parcelle, puis l’assemblage — «chaque lot est imaginé pour ce qu’il va apporter à l’assemblage final», explique l’œnologue —, permettent de construire deux vins différents, bien faits, avec avec de la puissance et du gras, valant 20 et 50 euros la bouteille.

Dans le fief exclusif des Grandes Pagos

Le domaine Alonso del Yerro a rejoint les Grandes Pagos, une amicale des meilleurs vins espagnols, appellation par appellation, fondée en 2003 et forte d’une trentaine de membres. C’est aussi à cet aréopage des «grands d’Espagne» qu’a adhéré Xavier Zacagnini, l’ancien directeur de la dénomination d’origine Ribera del Duero, avec Mariano Garcia, l’ancien œnologue de Vega Sicilia, pour les vins d’Aalto, une des étiquettes les plus réputées de la région. Le tempranillo y est roi à 100%, car «c’est le seul cépage qui mûrit ici.» Le marché suisse est le premier pour la cuvée PS, créé en 2002 : PS pour «parcel selecion», soit quelques’unes des 200 réparties dans neuf villages, «comme la meilleure sélection de 200 joueurs tous dignes de la 1ère division», image Xavier Zacagnini. L’Aalto PS 2011 se livre avec un magnifique toucher de bouche, de la puissance, une structure imposante, sur des tanins serrés et une belle longueur, tandis que l’Aalto «simple»» 2011 est logiquement un cran en-dessous, mais avec de la fraîcheur sur des notes mentholées.

Le complice dans cette aventure, l’œnologue senior Mariano Garcia, fait aussi partie des Grandes Pagos, avec la bodega qu’il a fondée en 1978, Mauro, où travaillent ses deux fils, Alberto et Eduardo. Ce dernier, œnologue formé à Bordeaux, est passé par Ridge Montebello, un des plus intéressants domaines californiens, et Hubert Lignier, en Bourgogne. Il a monté sa propre cave, Astrales, et collabore avec son père. Les cuvées de Mauro, tiré à majorité de tempranillo, mais aussi de syrah, sont classés en «vin régional de Castille et Leon». Le haut de gamme, le VS 2011, ne sortira de chai que cette année (2015) : jugée sur fût — trois ans de barrique ! —, elle est remarquable, avec une certaine souplesse et des tanins bien présents. La même famille exploite aussi, comme Alonso del Yerro, une cave dans la région de Toro, un peu plus à l’ouest, où Numenthia, le domaine appartenant au groupe français LVMH, fait partie des Grandes Pagos.

C’est aussi le cas d’Abbadia Retuerta, en mains du groupe suisse Novartis, dans la vallée du Duero, mais hors D.O., dans le voisinage immédiat de Vega Sicilia. Derrière ce projet de 200 hectares de vignes d’un seul tenant, au cœur d’un domaine de 700 ha, on retrouve un consultant bordelais, Pascal Delbeck, relayé sur place par Angel Anocibar, œnologue formé à Bordeaux. Abbadia Retuerta a misé sur une cuvée de base, mais aussi sur des vins de parcelle et de cépage pur, tel le petit verdot, la syrah et le cabernet sauvignon, avec des essais de touriga nacional (portugais), de sangiovese et de nebbiolo (italiens). Outre la cave ultramoderne, avec un chais à barriques suspendues spectaculaire, le domaine est un Relais & Châteaux de grande classe, logé dans une ancienne abbaye des prémontrées qui a bénéficié d’une restauration exemplaire, récompensée en 2013 par le prix européen du patrimoine culturel. (Lire notre reportage ici.)

Les meilleurs domaines des Grandes Pagos seront en tournée de dégustations, avec leurs propriétaires, au mois d’avril en Suisse, le 28 à Zurich (Restaurant Métropole), le 29 à Lausanne (Lausanne Palace) et le 30 à Genève (Hôtel Président-Wilson).

Pierre Thomas, sur la base de deux voyages-reportages en juin et octobre 2014.

Ce reportage est paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo, le 22 janvier 2015.