Le Tourmentin, 30 ans d’un compromis helvétique
Le Tourmentin, des Frères Rouvinez, à Sierre, fut un pionnier dès 1983. Retour sur l’histoire d’un vin rouge devenu une forme de «compromis helvétique».
Par Pierre Thomas
Il y a trente ans, en-dehors de la dôle valaisanne et du salvagnin vaudois, basés sur le pinot noir et le gamay, personne ne parlait, en Suisse, d’assemblages. A sa naissance, avec le millésime 1983, Le Tourmentin fut, du reste, un pur pinot noir, élevé dans dix barriques de chêne, forcément neuves, ramenées de Bourgogne, par les œnologues Dominique et Anita Rouvinez. En 1988, ce vin rouge valaisan prit le virage de l’assemblage, soit 50% de pinot, 20% d’humagne rouge, 20% de cornalin et 10% de syrah.
Récemment, par une dégustation verticale de 15 millésimes à la cave de la Colline de Géronde (vins notés sur 100: lire ici!), où ce rouge historique est toujours élevé, puis chez Didier De Courten, lors d’un repas de haut niveau, la famille Rouvinez a fêté les 30 ans de la commercialisation de ce vin, mis sur le marché deux ans après vendange et, au minimum, un an d’élevage sous bois. Et c’est, à peu près, la seule chose qui a changé : depuis 2008, les 35’000 litres de Tourmentin ne passent plus uniquement en barriques (un tiers de neuves chaque année), mais, pour moitié, dans de grands fûts de 9’000 litres, en chêne de provenance suisse.
Un assemblage immuable
Qui dit assemblage sous-entend volonté soit de tirer le meilleur parti des divers cépages chaque année, soit d’harmoniser le goût d’un vin. Le premier principe s’applique aux assemblages haut de gamme, bordeaux, châteauneuf-du-pape, vins toscans. Le second, à des vins d’entrée de gamme, comme la dôle, qui reste le vin rouge le plus connu des consommateurs suisses. Pourtant, Dominique Rouvinez, année après année, n’a jamais dérogé à sa «recette» de base.
Seul bémol, Le Tourmentin reste une marque (déposée) appréciée d’une clientèle régulière, mais il n’est plus au sommet de la gamme proposée par la famille sierroise, qui dispose de ses propres vignes (110 hectares) dans tout le Valais. Lancée avec le millésime 2011, la cuvée «Cœur de Domaine», en rouge, est une sélection de 70% de cornalin de Montibeux, 20% d’humagne rouge de l’Ardévaz et 10% de syrah de Crêta-Plan, un domaine cultivé depuis peu en bio. Tirée à 15’000 à 20’000 bouteilles, elle n’est produite que dans les grands millésimes : il n’y aura pas de 2012, mais du 2013, et 2014 reste encore incertain. En blanc, la cuvée Cœur de Domaine s’ajoute à La Trémaille, assemblage à base de petite arvine, lancé en 1990. Et ces «cœurs de domaine» sont aussi vendus plus cher : 48 framcs pour le rouge, contre 32.50 fr. pour Le Tourmentin, et 38 fr. pour le blanc, contre 27 fr. pour La Trémaille. Longtemps, à 25 francs, Le Tourmentin paraissait, du reste, «hors de prix» pour un vin valaisan…
Le reflet fidèle des millésimes
La dégustation des 15 millésimes, sur les 30 de rang, a permis de réviser ses fondamentaux sur la notion de «grand vin de terroir» : l’homme, soit l’œnologue, ici dans son parti pris de ne pas modifier l’assemblage en fonction du millésime, prend le pas sur le terroir, et le climat, en Valais, sur le sol. On peut donc, comme Paolo Basso, meilleur sommelier du monde en titre, préférer les millésimes chauds, épicés et ronds, comme le 2010, le 2001 et le 2000, ou plus fermes dans les tanins, comme le 2012, le 2008, le 2005, le 1996.
De garde moyenne, d’une quinzaine d’années, Le Tourmentin révèle souvent des notes de griottes, de cerises au kirsch, typées du pinot noir, de vieilles vignes de plus de 35 ans d’âge, de la sélection valaisanne dite Beublé, à petits grains. Les autres cépages, d’un rendement moyen de 800 grammes au mètre carré, lui amènent de la tension et de la dynamique, l’enrichissant en tanins et en acidité, parfois en épices douces. Entre le cépage le plus planté de Suisse, le pinot noir, et des spécialités confinées au Valais, dont l’humagne rouge, cépage le plus tardif, mais auquel Dominique Rouvinez croit avec conviction, Le Tourmentin, gustativement, justifie ses qualités de «compromis helvétique» historique.
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 26 février 2015.