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Posted on 11 novembre 2022 in Tendance

Quand ça pinote et ça chinoise (sur les prix)

Quand ça pinote et ça chinoise (sur les prix)

Rappel: j’écris tous les jeudis matin dans les 5 du vin, dont je fait désormais partie de l’équipe de base. Voici ma chronique du 10 novembre 2022.

Je viens de déguster deux vins qui se ressemblent furieusement dans leur style et leur motivation commerciale. Le cabernet sauvignon le plus aérien que j’aie jamais goûté — normal, les raisins sont produits à plus de 2000 mètres d’altitude dans le Tibet chinois. Et le pinot noir le plus acide que je n’ai jamais bu — quoique bien élevé «à la bourguignonne» dans les meilleurs fûts possibles, en face de Pauillac. Et les deux producteurs-éleveurs pratiquent des prix justifiés par le marché chinois.

Dingue, non ? L’histoire d’Yves Roduit, ancien chef de cave à Sion, en Valais, passé ensuite brièvement par quelques grands domaines de la planète, n’est pas banale. Il s’est établi dans la haute vallée du grand fleuve Mékong (photo prise par moi, ci-dessous), il y a une dizaine d’années et y a pris (charmante) femme. Il ne se situe pas très loin d’Ao Yun, la cave implantée par le groupe LVMH sur le conseil d’un œnologue australien, aujourd’hui décédé. Le Valaisan de souche fait lui aussi vivre une trentaine de familles de paysans qui s’adonnent à la culture du raisin dans l’unique région chinoise où il ne faut pas «buter» (enterrer) les vignes en hiver. Car si on est à plus de 2000 mètres d’altitude (jusqu’à 2700), le froid hivernal y est moins rigoureux pour la plante et ses racines que dans le Ningxia ou le Shandong, au climat continental, profondément glacial l’hiver.

Dans ces contreforts de l’Himalaya, le gouvernement chinois a fait planter principalement du cabernet sauvignon, il y a trente ans. Des clones du cépage venus de France et dont on dit que les fournisseurs — pas fous ! — n’ont pas livré les meilleures sélections…

Pour la première fois, le Shui Ru Da Di 2019 arrive en Europe, au club DIVO *, dont le directeur adjoint n’est autre que le Dr José Vouillamoz, réputé généticien de la vigne, et ami d’enfance du producteur valaisan expatrié. «Les Chinois ont été biberonnés aux Bordeaux très extraits et élevé en barriques. Ils singent ces vins dans leurs propres vignobles. Je voulais faire autre chose !», confie par vidéoconférence l’intrépide Helvète. Le cépage est certes le même, mais, «pur, par conviction».

Pas d’assemblage donc, car le merlot ne convient pas. Ao Yun pratique aussi une grande majorité de cabernet sauvignon dans ses dernières cuvées. Resterait le cabernet franc, le marselan — très populaire ailleurs en Chine — et, peut-être, la syrah… Mais pas le pinot noir ! Et le vin n’est pas élevé en barriques, mais en jarres de terre cuite. «Je fais des vins fruités et je dis la vérité sur leur élaboration», assène le producteur. Grenat lumineux, le vin développe de jolis arômes d’amande amère, avec une note de poivron qui dévoile le cépage. L’attaque est vive, avec des arômes de fougère et, en fin de bouche, de café brésilien, plus acide que tanique. Dr Vouillamoz a cette jolie formule : un «cabernet sauvignon qui pinote». 

Dans les cercles chinois, à coup de «wine and dine» privés chez les privilégiés du régime (dont on a un peu oublié qu’il est communiste…), ce vin «a fait sensation», affirme l’audacieux Suisse. Quelques coffrets cartonnés de luxe à une bouteille arrivent donc en Suisse dès le 15 novembre, au prix officiel de 230 francs (ou euros!) le flacon. Mazette ! Pour un vin dont on ne connaît pas la longévité, acidité et alcool (près de 15%, dus à la réverbération et aux ultraviolets de haute altitude) mis à part…

C’est le prix de l’exclusivité, mais aussi un prix «politique», pour ne pas brader un cru écoulé à ce prix en Chine, où, pour être pris au sérieux, il faut vendre cher à des amateurs de produits de luxe. LVMH a, lui aussi, étendu ce concept global à son propre cru.

Du pinot à deux brasses de Bordeaux!

Le raisonnement n’est guère différent à Saint-Bonnet sur Gironde, on va le voir, à quelques encablures de Bordeaux, pour Fabrice Papin, au domaine du Petit Marand (défendu de rire) **. Auparavant, il est passé par LVMH (coucou, les revoilà !) en Asie, durant treize ans, à Shanghai puis à Hong Kong, avec un crochet chez Lafite-Rothschild, qui possède un domaine dans le Shandong. Et ce sont ses amis chinois qui lui ont dit, «mais pourquoi tu ne nous proposes pas du vin de chez toi ?». Comme le pinot noir marche fort, hop, plantons-en en face de Pauillac ! Sa Cuvée Saint-Auguste est proposée à près de 50 euros. Le 2021 est très tendu : le nez «pinote»indéniablement, avec de la griotte, une solide colonne vertébrale acide — un Suisse et même un Bourguignon l’aurait chaptalisé, c’est sûr, lui pas —, des tanins très bien polis par un boisé délicat qui n’assèche pas ; mais, quand même, un creux en milieu de bouche et un manque d’étoffe. Ce vin, bien que venant du niveau de la mer, est lui aussi… aérien.

A la mode, Fabrice Papin fait un chardonnay le plus nature possible et un «petnat» rosé suave (ci-dessus, avec sa capsule-couronne), qui a fait un tabac chez Coutanceau, à La Rochelle, cet été. Le vigneron propose aussi des cuvées «eXtra Ordinaire» en merlot et en chardonnay, dans la même gamme de prix, taillées pour la Chine, mais que je n’ai pas goûtées. Ses amis chinois apprécient hautement ! Cela change des Bordeaux extraits et ultra-boisés, pour paraphraser le Sino-valaisan Roduit. Et Fabrice Papin, fort de ses années dans le marketing du luxe, prépare une cuvée «à 120 – 150 euros ; j’ai déjà des réservations.» Pour lui, le vin, c’est comme l’horlogerie : il n’y a pas plus de rapport entre le prix et la valeur intrinsèque du raisin qu’avec celle de l’acier, les rouages fussent-ils de grande complication…

Question subsidiaire : est-ce que ces vins valent leur prix? Bien sûr que non ! Aucun vin ne devrait coûter plus de 30 francs, valeur du foncier exceptée en Europe (et pas en Chine, où on ne peut être que locataire de la terre…), mais honnête bénéfice compris.

Mais à Shangrila ou en Charente, même combat : «Fiat lux(e) !»

*Le vin chinois d’Yves Roduit sera proposé en Suisse dès le 15.11.22 par Divo, sur ce lien.

**Les vins des Charentes sont proposés en Suisse par Michaël Texier sur son site www.timmevins.ch

©thomasvino.ch