La montagne à la rescousse des vins chinois
Un peu partout en Chine, la vigne s’est développée ces vingt dernières années. Selon l’OIV, la Chine est le 7ème producteur mondial de vin. La région la plus surprenante et la plus qualitative paraît, à ce jour, le haut Yunnan, aux marches du Tibet. Reportage sur place en octobre 2017.
Par Pierre Thomas (texte et photos)
Il y a un an, le groupe LVMH (Louis Vuitton, Moët, Henessy), créait la surprise en présentant son vin, Ao Yun, du millésime 2013. Au prix conseillé de 300 euros, tiré à 24’000 bouteilles, il a été vendu à 80% hors de Chine. Pourtant, autant dans le Ningxia, nouveau vignoble en terres arides proches de la Mongolie, que dans le Shandong, vignoble historique, mais très humide, en face de la Corée, il existait déjà des vins de prix, dont certaines cuvées sont proposées aux nouveaux millionnaires chinois à 200 francs suisses et plus.
«La notoriété d’un produit de luxe, pour un Chinois, s’obtient à l’étranger», décode Maxence Dulou, l’homme de terrain dans les hautes terres du Yunnan, pour LVMH, depuis cinq ans. Cet œnologue bordelais de 42 ans vit à Shangrila, la ville, aéroport d’entrée, à près de 3000 m. d’altitude, de la région dite des «trois fleuves parallèles du Yunnan», classée au Patrimoine mondial par l’UNESCO). Le Mékong, le Yangsé et la Salouen naissent dans le massif de l’Himalaya. Ils ont creusé de profondes vallées entre les montagnes.
La vigne, culture d’appoint
C’est là que les Chinois ont décidé de planter de la vigne dans les années 1980, comme culture d’appoint pour les paysans. Aujourd’hui, les paysans exploitent ces îlots viticoles, en terrasses, à côté des champs d’orge et de maïs, et des maigres pentes où paissent des yaks. Près de 500 hectares de vigne ont été plantées, bien avant que LVMH s’intéresse à cette région, la seule en Chine où, malgré la haute altitude — des vignobles à 2400 m. au-dessus du niveau de la mer — il n’est pas nécessaire de «buter» les vignes, soit de les enterrer juste après les vendanges pour qu’elles ne soient pas «brûlées» par le gel. Au Tibet, l’hiver est la saison sèche : malgré l’altitude et la présence de hauts sommets — comme le Kawakarpo, qui culmine à 6740 m., une «montagne interdite» et jusqu’ici inviolée dans le massif des monts Meili — il y a peu de neige. Dans les vallées, les températures ne descendent pas plus bas qu’à Bordeaux. La puissance des rayons UV du soleil compense la durée d’ensoleillement réduite par l’ombre portée des montagnes.
L’essentiel de son temps, Maxence Dulou le passe à «coacher» les paysans, avec son jeune adjoint chinois David, qui travaillait auparavant pour la Shangrila Winery, une grande cave qui joue le rôle d’une coopérative. Quelque 150 familles cultivent 330 parcelles, réparties dans quatre villages de la vallée du Mékong, Xidang, Sinong, Shuori et Adong. Chaque village est situé à une altitude et à une exposition différentes. Les Chinois ont planté du cabernet sauvignon, avec un peu de cabernet franc, sans porte-greffe, dans des terres rocailleuses. Depuis, LVMH a replanté des vignes sur porte-greffe, pour mieux maîtriser la culture, et diversifié l’encépagement avec du merlot, du malbec et d’autres, à l’essai.
Pour l’instant, dans la vaste cave d’Adong, une seule cuvée est vinifiée, un cabernet sauvignon avec un peu de cabernet franc, élevé un peu plus d’un an en barriques françaises. C’est Ao Yun ! Après un 2013 marqué par une attaque assez suave et une matière dense, bien balancée par l’acidité, le 2014 vient d’arriver sur le marché, plus dense, avec des notes d’iode, d’algue, voire de thé noir fermenté — la grande spécialité des basses terrasses du Yunnan, réputé pour ce thé «pu’erh». Et ce vin, année après année, titre 15%. Pour l’œnologue, «sans cet alcool, dû à la parfaite maturité du raisin, on n’aurait pas d’acidité : c’est une caractéristique du terroir.» De fait, ni arômes de surmaturité, ni excès d’alcool ne sont décelables au palais.
L’expérience de LVMH devrait inspirer d’autres investisseurs. Près de Benzilan, des Chinois viennent de construire une cave, dans un méandre du Yangtzé, le plus long fleuve d’Asie, et le troisième du monde. Et sur la longue route de Adong — cinq heures depuis Shangrila — entre deux lacets, d’autres Chinois ont planté du riesling en terrasse pour élaborer un «vin de glace» qui, selon ceux qui l’ont dégusté, est un très honnête vin liquoreux.
Un œnologue valaisans sur «les sentiers du ciel»
Et puis, il y a le projet du Valaisan Yves Roduit. Cet œnologue, fils de vigneron de Saillon, qui a notamment travaillé chez Gilliard, à Sion, a passé deux ans au service d’une ONG valaisanne, «Les Sentiers du Ciel». Inspiré par le père valaisan Nicolas Buttet, ce mouvement voulait d’abord implanter une fromagerie, comme les Suisses l’ont fait avec succès au Népal. Le projet a tourné court. La vigne a pris le relais. Hélas, les premiers vins ont essuyé plusieurs déboires.
Aujourd’hui, explique Yves Roduit, qui est retourné au Yunnan, des investisseurs sont prêts à soutenir un nouveau projet vitivinicole. Le Valaisans a vinifié quelques milliers de litres de cabernet sauvignon, complanté de carménère, dit-il, au rez-de-chaussée de la maison d’hôtes Tulu Lodge, tenue par une Française, Estelle Achard, près de Benzilan. Avec Maxence Dulou, elle avait déjà fait un vin «maison», il y a trois ans. Cette année, c’est Yves Roduit qui est aux commandes des jarres en terre cuite dans lesquelles le vin macère. A la dégustation, même qualité de jus qu’Ao Yun, tiré de raisins bien mûrs, sans aucune verdeur, sur la vendange 2017. Une partie de ce vin s’en ira ensuite dans deux barriques neuves du tonnelier Seguin-Moreau : «Ce sera ma carte de visite !», se réjouit déjà Yves Roduit.
Il espère convaincre avec ces flacons les futurs investisseurs. Car le Valaisan a plein de projets : il m’emmène dans des parchets de vigne, où il se verrait bien planter de la syrah. De l’autre côté du vallon, sur un versant bien exposé, il voit déjà pousser de la petite arvine ! Et en face, de l’autre côté du Yangzé, il montre un village abandonné à la suite d’un tremblement de terre, en 2014, entouré de terrasses destinées au maïs, mais qui conviendraient à merveille à la vigne. Il voudrait en faire une structure œnotouristique.
Un aéroport à Shangrila, des paysages à couper le souffle, une route bien aménagée, qui était «la route des chevaux» par le passé, déjà des hôtels, et même, à Benzilan, une enseigne de Lux(e) — le nom du groupe, Luxresorts, présent aux Maldives, à l’île Maurice et au Vietnam — et des vins à reconnaissance internationale : cette portion du Tibet est en passe de devenir un «spot» prisé.
Et si proche du Valais, comme le constatait déjà le «bienheureux» Maurice Tornay. Un chanoine du Grand-Saint-Bernard parti dans ces contrées tibétaines en 1935 et, dit sa biographie sur Wikipedia.org, «assassiné le 11 août 1949 au col de Choula», à la frontière du «vrai» Tibet, aujourd’hui province chinoise «autonome» sous haute surveillance… Il était alors curé de Yerkalo, à 2650 m. d’altitude, où il s’était heurté aux lamas bouddhistes qui l’auraient exécuté d’une balle de fusil. Il avait 38 ans.
De retour de Shangrila, Pierre Thomas
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 10 janvier 2018.