Euro-rosé: couper le blanc avec du rouge? Hérésie!
Par Pierre Thomas
Le défunt pape de l’œnologie, le professeur Emile Peynaud, était formel : «Le rosé est un faux vin blanc et un faux vin rouge». Le 27 janvier, un comité des 27 membres de l’Union européenne, s’en est sans doute souvenu quand il a autorisé le «coupage» des rosés, soit la possibilité de colorer au vin rouge du vin blanc. Cette décision, qui aurait dû être validée le 27 avril, fut reportée au 19 juin, soit après les élections européennes (6 et 7 juin). Elle a finalement été annulée sine die, sur la pression de la France et de l’Italie. (Cet article a été écrit fin avril 2009)
Deux procédés parfois cumulés
Aujourd’hui, le vin rosé résulte de deux procédés. Le premier, c’est la «saignée». On sépare le jus clair du raisin «solide» destiné au vin rouge. Dans le Sud de la France, on appelle parfois ces vins, «rosés d’une nuit» — le temps d’être colorés.
Deuxième procédé, le «pressurage direct», toujours plus répandu. Grâce aux pressoirs pneumatiques, apparus il y a une vingtaine d’année, on peut doser la force d’extraction du jus du raisin. Macération préfermentaire à froid et contrôle de la température de fermentation permettent d’extraire les arômes en finesse.
Les deux manières peuvent être combinées pour un même vin. Ensuite, la vinification se déroule comme pour un vin blanc. Le froid diminue la dose d’anhydride sulfureux (SO 2), un antioxydant dérivé du soufre, nécessaire pour garder la fraîcheur du rosé. Méfiants jadis, dans le sillage de leur mentor Peynaud, les œnologues s’intéressent aux rosés, toujours plus technologiques.
Le rosé, c’est d’abord une couleur!
Reste l’évidence qu’énonçait le professeur bordelais: «La couleur d’un rosé fait la moitié de son charme». La couleur au sens générique : on achète «du rosé». Et particulière : chaque consommateur, dans chaque marché, a sa préférence, du rosé pâle au grenadine, en passant par le saumon et le fluo flashy.
Cette teinte ne dira pas grand’chose du raisin utilisé, du plus foncé au plus clair, du cabernet au pinot noir. Et ne renseignera pas davantage sur le goût du rosé, du sucrotant au sec, de l’harmonieux au tannique, du floral au végétal. Mais des études de marché l’ont prouvé : la couleur dicte l’acte d’achat. Et c’est bien le problème : si le rosé est acheté d’abord pour sa couleur, peu importe comment elles est obtenue!
Exigences exagérés pour le «vin de l’été»
A ce défi s’ajoute qu’on demande au rosé d’être à la fois bon, bon marché et servi frais. Trois conditions antinomiques : le bon vin se paie et le servir (trop) frais masque ses qualités… et ses défauts.
Compliqué à réussir, le rosé est bu simplement, sans se prendre ni le porte-monnaie, ni la tête, ni le gosier. Il n’en faut pas plus pour déstabiliser les œnophiles. En dégustation comparative, le résultat est souvent désastreux. Ces dernières années, les bancs d’essai d’ABE, à la TSR, ou du magazine de consommation «Tout Compte Fait», ont montré que les rosés satisfaisants sont rares. Jeudi passé, 14 avril, le fondateur du CAVE SA à Gland, Jacques Perrin, notait sur son blog : «Hier je dégustais des rosés : beaucoup de calamités, très peu d’élus. Du soufre, des réductions, des faux goûts. Ou des absences de goût. Ou de la technologie bonbon anglais. Pourquoi ne sait-on pas faire de grands rosés?» Dure réalité du dégustateur de haut vol redevenu commerçant à la veille de l’été et tenu d’en proposer à ses clients.
Une consommation modeste
Car le rosé est au vin ce que le short est à l’élégance : une convention de saison. Et le commerce du rosé, s’il s’est développé ces dernières années, grâce au progrès des techniques de vinification, reste limité aux pays producteurs. Il représenterait 22 millions d’hectolitres par an, soit 8% du vin des pays producteurs. La France en est le principal artisan (600 millions de litres) et aussi le pays où le rosé frise les 20% de consommation et a dépassé le blanc. Le contraire de l’Italie et de l’Espagne, qui en exportent davantage qu’elles n’en consomment.
En Suisse, le rosé ne représenterait que 10% de la consommation, dont un peu moins de la moitié en vin du pays. Mais, à part l’état des stocks, qui renseigne plus sur la météo de l’été (par le vin invendu en fin d’année), il n’y a aucun chiffre.
Mettre du rouge dans son blanc
Eh oui, le rosé, statistiquement, n’existe pas ! Quoique vinifié en blanc, il est compté dans le rouge. Administrativement, les autorités préfèrent ignorer le rosé. Pire, qui dit coupage, entre blanc et rouge, sous-entend micmac. En Suisse, on en sait quelque chose. Au début des années 50, le marché était engorgé de blanc indigène. Le grand négociant de Rolle (VD), Arnold Schenk, alla proposer au conseiller fédéral, radical vaudois, Rodolphe Rubattel un plan pour éponger ce marasme : les importateurs s’arrangeraient pour couper 51% de vin blanc suisse avec 49% de vin rouge étranger. Si le marché fut assaini, l’affaire tourna au vinaigre: le négociant vaudois fut condamné à un an de prison avec sursis par le Tribunal fédéral. Son fils, Pierre, récemment décédé, raconte cet épisode «rubattelesque» dans le «Vin amer» (paru chez Favre en 2005).
Schiller et Champagne, même combat
Au-delà de cette méfiance atavique, un vin rosé, mélange de blanc et de rouge, peut-il se justifier? D’abord, cela se fait depuis longtemps et même en Suisse! Dans les Grisons, la tradition voulait que les vignerons complantent sur la même parcelle du pinot noir et du blanc. Ils en tirent un rosé, le Schiller. La loi a été assouplie : le rouge ne doit plus être mêlé au blanc à la vigne, mais doit provenir de parcelles proches, et les moûts, fermenter ensemble. En Valais, le domaine Mythopia, à Arbaz, a lancé le premier Schiller du Vieux-Pays : 75% fendant, 25% pinot noir.
Le coupage se pratiquerait aussi en Espagne, dans certaines régions, comme la Mancha, pour du rosé consommé sur place (le «mezscla») et plus autorisé à être exporté. Et dans le Nouveau Monde, en Afrique du Sud, au Chili.
Champagne rosé contre Dôle blanche
Et surtout, pierre dans le jardin de la fière France : en Champagne ! La plupart des effervescents rosés de cette AOC sont teintés avec un peu de pinot noir. Un cépage peu colorant, dont on tire l’œil-de-perdrix, cher aux Neuchâtelois et, à l’inverse, du «blanc de noir», soit un vin à reflet or gris, qui donne à Neuchâtel toujours, la «Perdrix blanche». Sans oublier, au rayon des mélanges tolérés, la goutte de pinot gris pour arrondir l’œil-de-perdrix : un moindre mal, puisque ce cépage, mutation du pinot noir, engendre des raisins rosés!
Et puis, il y a l’aberration juridique de la dôle blanche valaisanne : un assemblage de pinot noir et de gamay peu cuvés et classé en blanc, à la suite d’un recours au Tribunal fédéral. Quitte à la décolorer au charbon… un traitement autorisé sur les moûts, pour le «merlot bianco» tessinois, avatar œnologique inverse. Là c’est un rouge naturellement coloré qu’on fait passer en blanc neutre.
Autant de situations œnologiques, ni plus, ni moins défendables, que le coupage de 90% de blanc par 10% de rouge. Comme d’autres débordements, dans un catalogue de pratiques œnologiques toujours plus élargi (enzymes, agents de collage, copeaux, etc.).
Protectionnisme et coup de pub
Mais la levée de bouclier des Français, sous la pression de la Provence, où 80% des vignes «rouges» donnent du rosé, s’explique davantage par un réflexe protectionniste. Si le coupage ne concernera que les «vins de table», et non les «appellations d’origine contrôlée» (AOC) plus restrictives, dans un marché où le rosé a de la peine à être valorisé, la lutte économique pourrait être sans merci. Dès le 1er août 2009, il y a un risque de déstockage massif de vins blancs de médiocre qualité, déguisés en rosés. Au détriment des rosés produits comme tel et au mépris du consommateur, qui ne sait jamais comment un vin est élaboré. Sur l’étiquette, la France a déjà obtenu la faculté d’utiliser l’expression «rosé traditionnel» pour les vins autres qu’issus de coupage. Maigre consolation.
Un jury «complètement bluffé»A moins d’une analyse chimique complexe, un rosé de coupage bien fait est indécelable en dégustation. La preuve? Nous avons demandé à un œnologue romand de préparer un échantillon de rosé de coupage. L’échantillon, scellé dans une bouteille à vis, comprenait donc 95% de chasselas vaudois, 3% de gamay et 2% de gamaret-garanoir, tous de 2008. Il a été soumis à un jury de quatre dégustateurs chevronnés, pas au courant de ce qu’ils devaient déguster. Ils ont noté successivement trois rosés.
Dans le premier verre, le Listel 2007, vendu 5,60 fr. chez Denner, jugé «orangé, déjà évolué et végétal», noté 12/20.
Ensuite, un «vin rosé» en brique Tetrapack, vendu 2,45 fr. le litre, chez Denner également. Un tel vin, selon la législation suisse sur l’étiquetage, n’a droit ni au millésime, ni au(x) cépage(s), ni à la provenance, contournée ici par la formule «pays de production de l’hémisphère sud et nord». Un vin «à la robe correcte, aigre-doux, pas net, avec un relent de moisi», jugé 10,5/20.
Enfin, un vin «aux reflets roses brillants, franc, tonique au nez, fruité et vineux à la fois, mais souple : un bon rosé, gourmand», noté 14,5/20.
Au verdict, le jury s’est dit «complètement bluffé». «On peut faire par coupage un bon rosé, le champagne le démontre. Mais le risque, c’est l’ouverture à tous les dérapages!»
Dossier paru dans le magazine suisse L’Hebdo du 23 avril 2009.