La pyramide des vins vaudois, selon Michel Logoz
L’étude de l’Observatoire BCV de l’économie sur la viniculture vaudoise nous offre un document bienvenu pour engager le dialogue. (…) Pour me faire comprendre par un seul exemple, j’ai noté que la dite étude, à partir du constat que les ventes de nos vins se situent dans une fourchette de prix allant grosso modo de dix à vingt francs, n’esquisse aucune piste décisive pour faire bouger les lignes et gagner des parts de marché dans des catégories supérieures de clientèles. (…)
Vins de terroirs ou vins de cépages ?
Il y a encore un demi-siècle, on se contentait d’observerque certaines régions viticoles distinguaient leurs vins sous les noms de leurs cépages, alors que d’autres les caractérisaient sous les appellations de leurs régions ou villages. Par sa belle diversité de variétés, le Valais se classait dans la première catégorie et le Canton de Vaud tout naturellement dans la seconde.
Dans les années 1980, à la faveur de la globalisation, les vins du Nouveau Monde débarquèrent sur toute la planète. S’affichant sous des noms de cépages, ces nouveaux venus allaient provoquer des effets dévastateurs.
Le marché des vins de cépages est aujourd’hui mondial et les vignobles doivent impérativement se profiler face à la concurrence, puisque l’on dénombre aujourd’hui tout au plus une dizaine de variétés dites internationales dans les rayons des supermarchés du monde entier. Aux premières places de ces cépages, citons le Chardonnay, le Riesling, le Sauvignon Blanc, le Merlot, le Cabernet Sauvignon, la Syrah, le Pinot Noir, le Cabernet Franc. En phase avec l’évolution des goûts, répondant aux attentes du public, ils s’imposent par leur facile identification dans toutes les catégories de clientèles et de prix, mais spectaculairement dans les Vins de Pays qui les utilisent comme argument de vente.
La pyramide européenne
Mise en place en 2009, la réforme européenne de la classification des vins a entraîné des changements importants à tous les étages de la pyramide qualitative. Les vins de table (Vins de Pays) peuvent afficher outre la mention de pays (Vin de (France, Italie, etc.) le cépage et le millésime. Ils entrent désormais dans la catégorie des vins avec indication géographique (IGP). D’entrée de gamme, ils sont offerts à des niveaux de prix très attractifs, avec lesquels nos vins ne peuvent régater. Nos vins demeurent donc en concurrence plus directe avec les vins d’AOC européens qui demeurent dans la droite ligne de la charte fondamentale des AOC, dont le but (j’insiste sur les termes) est de conférer à chaque vignoble un ou des vins typiques, avec un ou des cépages spécifiques.
S’appuyant prioritairement sur la notion d’origine, sur les terroirs, et non sur la marque ou le cépage, les étages supérieurs de nos AOC (1ers Grands Crus, Grands Crus, Villages) se doivent d’être le nec plus ultra, le bastion, la forteresse, le sanctuaire intangible de notre haut de gamme. Ils doivent attiser les ambitions, décourager le nivellement vers le bas. A ce titre, toutes les appellations comprises dans ce cadre devraient être alignées sur les mêmes exigences. A savoir, faire l’objet de cahiers de charges excluant toute possibilité de coupages au-delà des frontières communales, des limites cadastrales des clos, domaines, châteaux, abbayes.
Ici, les cépages, bien que loin d’être perçus comme secondaires, jouent cependant un rôle subsidiaire, dans la coulisse, car cette élite de nos vins est d’abord le symbole des valeurs de notre viticulture patrimoniale. Celles sur lesquelles nous devons capitaliser pour actionner toute la mécanique des prix et des ventes dans l’espoir de faire progresser l’attraction pour l’ensemble de nos vins.
Des « coteaux vaudois » en AOC de base
C’est à l’étage au-dessous où il faut se montrer plus ouvert et manœuvrer, là où les cépages et les marques commerciales sont souvent en première ligne. Il importe toutefois de demeurer dans la logique du système des AOC à ce niveau également.
Conséquemment, il conviendrait, à notre avis, de fédérer tous les vins de cette catégorie sous une bannière commune, condition essentielle pour leur identification vaudoise et la maîtrise de notre image sur les marchés. Nous pourrions, par exemple, adopter l’appellation générique de « COTEAUX VAUDOIS – VAUD AOC ».
Pour les blancs comme pour les rouges, elle devrait laisser une grande latitude, beaucoup de souplesse, être très largement ouverte à la possibilité de coupages, d’assemblages avec tous les cépages, sans aucune exclusion de provenances ou d’origines autres que celles de nos frontières cantonales. Ceci étant laissé au libre choix de chaque producteur ou négociant. L’opportunité de se ranger sous une bannière commune ouvrant la voie à une très vaste gamme de vins et de styles nous paraît s’imposer avec plus d’évidence encore si l’on tient compte de l’évolution des goûts et de l’apparition constante de nouvelles variétés tant blanches que rouges (Doral, Charmont, Gamaret, Garanoir, Diolinoir, aujourd’hui Divico, etc.). On sait qu’elles répondent à des critères de résistance aux parasites, aux exigences de l’écologie de la vigne. Mais leur parachutage comme des OVNIS dans les rayons de nos supermarchés n’aidera pas à construire une image forte et cohérente pour nos vins.
Au labyrinthe de nos appellations de villages, de nos grands crus et premiers grands crus, de nos marques commerciales, est-il indispensable d’ajouter encore le melting-pot d’une multitude de noms de régions, de cépages ésotériques dans le paysage ? Cessons de nous atomiser ! Au surplus, rien n’interdira de faire un clin d’oeil à sa région dans le libellé de sa raison sociale. Enfin, avec une appellation générique comme celle de « COTEAUX VAUDOIS – VAUD AOC », nous ferions apparaître au premier plan la filiation commune de ces vins à leur patrie d’origine. Car, soulignons-le, si toute notre promotion est réalisée sous l’étendard de « VAUD « ou « VINS VAUDOIS », le nom du canton est très souvent absent sur les étiquettes ou alors il n’est présent qu’en très petits caractères. Quel gâchis !
Terroirs: seul le rare est précieux
«L’excellence des terroirs» proclame fièrement l’Office des vins vaudois. Oui, c’est le terroir qui fait le génie particulier et la réputation de nos crus. On pense bien sûr d’abord au Chasselas. Mais, depuis que Jules Guyot, en 1863, a publié partout que «le Chasselas est un cépage à vins négatifs et communs », la polémique n’a jamais tari. Il ne fera jamais partie des trente cépages qui produisent plus de 70 % des vins de la planète. Les commentaires, ironiques, cruels, d’une sympathie condescendante, ne cesseront pas. Tous les experts s’accordent avec d’infinies nuances, toutes de politesse et de courtoisie, pour constater que nos Chasselas ne seront jamais portés au sommet par la gentry internationale des gourous du vin.
Qu’importe, nous sommes viscéralement attachés à notre Chasselas ! Lui seul porte dans ses gènes la véritable généalogie de notre patrimoine viticole. Et nous avons toutes les raisons de croire que si une politique intelligente de mise en valeur de nos grands crus est conduite avec fermeté, nous parviendrons à transmettre notre dévotion pour le Chasselas, lié à l’histoire de notre pays, à nos terroirs, à notre sociabilité, à notre convivialité et à nos façons de vivre le plaisir. On devrait faire notre slogan de la devise de Louis XIV: «A nul autre pareil !». Là, tout est dit ! « Le Chasselas est un formidable révélateur de terroirs dont les Suisses peuvent s’enorgueillir. A l’instar du Chardonnay dans la Côte d’Or bourguignonne, son nom s’éclipse dans le canton de Vaud pour laisser la place aux appellations », a écrit José Vouillamoz dans « Les 90 Chasselas à boire avant de mourir ».
Comme en écho de cette citation, écoutons le discours bourguignon infiniment plus précis sur les terroirs. Tout récemment (été 2015), l’Unesco a inscrit les « Climats de Bourgogne » sur la liste du patrimoine mondial. Non pas les vignobles de Bourgogne, mais les climats, soit des « lieux-dits porteurs de crus considérés comme des marqueurs culturels d’une typicité de leurs terroirs. » C’est une autre dialectique. Et encore: « Le terroir est une notion qui exprime un potentiel, une qualité du vin qui en est issu et qui doit se révéler quel que soit le millésime, le vinificateur et les soins apportés tout au long de l’élevage jusqu’à la mise en bouteille. Le vinificateur n’est que l’accoucheur du terroir. » Voilà un vocabulaire, une philosophie et des principes qui diffèrent singulièrement de notre apologie des terroirs et des critères adoptés pour la classification de nos crus assis sur un siège éjectable ! Quand Charles Rolaz, responsable de la commission des 1ers Grands Crus, déclare (30.01.2015): « Dans quinze ou vingt ans, on pourra peut-être faire comme en Bourgogne et délimiter des terroirs d’exception qui méritent la mention. Parce que nous aurons alors du recul. »
Quand tout se vaut, rien ne se vaut
On croit rêver. On sait qu’il est urgent d’attendre. Mais, nous savons pertinemment où se situent nos grands crus. Ayons le courage de l’affirmer ! Au besoin, les « Etudes sur les terroirs viticoles vaudois » peuvent infirmer ou confirmer les réputations établies. Elles peuvent aussi dégager des lignes claires pour l’adéquation des vignobles classés avec des cépages spécifiques. Ces précieuses données scientifiques dorment dans des tiroirs.
Le Valais a chargé une commission d’étudier le classement en grands crus de ses meilleurs terroirs. Devons-nous attendre que le Valais nous double sur ce terrain, alors qu’il dispose déjà d’atouts supérieurs aux nôtres dans les cépages ?
Dans l’ordre de bataille de conquête des marchés, les Grands Crus Classés de Bordeaux et de Bourgogne jouent en première ligne. Les Bordelais mettent en vedette leurs châteaux, les Bourguignons leurs terroirs. Ils se positionnent dans les hautes sphères de l’univers du vin. Surtout, ils entraînent dans le sillage de leur prestige la totalité des vins de leurs régions. Les quinze millions de bouteilles de Mouton Cadet donnent à leurs consommateurs l’illusion de boire du Mouton Rothschild. Les amateurs rêvent de la Romanée Conti en dégustant un simple Volnay.
Que faisons-nous pour promouvoir nos terroirs en classant nos grands crus au sommet de la pyramide des vins vaudois et en les créditant d’une véritable valeur ajoutée ? Dans un souci lénifiant d’égalitarisme, nous avons adopté une législation exagérément laxiste selon laquelle tous les vins vaudois bénéficiant du nom d’un lieu de production ou de commune ont droit à la mention « Grand Cru ». Cela partait sans doute d’un bon sentiment, mais aboutit à une prolifération, à un tohu-bohu, qui banalise et phagocyte la plus-value que la distinction de « Grand Cru » doit légitimement apporter.
Dans quel monde d’absurdités nous sommes-nous engagés en faisant croire au commun des mortels qu’un Grand Cru de Lutry (AOC Lavaux) ou de Tartegnin (AOC La Côte) est l’égal d’un Grand Cru du Dézaley (AOC Dézaley Grand Cru) ? Quand tout se vaut, rien ne vaut ! Seul le rare est précieux. Il suffit de comparer les proportions respectives de « Grand Cru » et « Premier Grand Cru » entre Vaud et Bourgogne. C’est édifiant ! Selon la BCV, le 73,9 % de la production vaudoise est classé dans les deux catégories ! En Bourgogne, les « Grands Crus » (« Premier Grand Cru » chez nous) sont au nombre de trente-deux en Côte d’Or et un à Chablis. Ils représentent le 1 % de la production. Et les « Premiers Crus » (« Grands Crus » chez nous) ne correspondent qu’au 11 % de la production. Il est utile de compléter le tableau de la Bourgogne en indiquant que les AOC communales se situent à hauteur de 23 % de la production et les AOC régionales de 65 %). Faites le compte ! Chez nous, le solde restant après déduction des crus s’élève à 26,1 %. Avec un tel score, tous nos vins devraient être en tête de liste du gotha international !
Tout au milieu de gamme : une hérésie
Si un farfelu s’empare de ces données comparatives pour en faire des choux gras dans la presse, nous serons la risée du monde. Il faut avoir à l’esprit que le marché des vins impose une stratégie marketing visant à couvrir des groupes de consommateurs aux comportements très différenciés. Il est donc indispensable de construire une pyramide qualitative des vins vaudois dont l’offre corresponde aux attentes des principaux segments de la clientèle, soit en adéquation avec les styles de vie, le coût que le consommateur est prêt à payer pour une qualité/prix en relation avec son goût et son revenu. Une relation qui joue dans les deux sens. Un prix trop haut pour les uns, sera jugé trop bas pour les autres, qui considèrent que le vin offert n’est pas au niveau de leurs attentes, de leur standing. Certes, plus on monte en gamme, plus le marché se rétrécit, mais plus les marges augmentent. Le nombre d’amateurs en recherche de vins originaux, dotés d’une forte personnalité et d’une notoriété reconnue, ne cesse de croître. En banalisant nos produits, en les positionnant tous dans le milieu de gamme, on se ferme des portes vers le haut, tout en activant et concentrant la concurrence vers le bas. Ouvrons nos yeux sur le monde horloger. De la Swatch à la Rolex, de l’Oméga à l’Audemars-Piguet, pas de créneau qui soit oublié ! Et ça fonctionne !
Pour vous convaincre du degré de confusion auquel nous sommes parvenus, permettez-moi de citer Chandra Kurt, auteure d’un livre sur le Chasselas (donc, en principe compétente en la matière), qui dans son « Guide des vins 2015 » de supermarchés présente comme suit l’Yvorne 2012 – Clos de la George – Premier Grand Cru: « En plus de l’appellation Grand Cru (qui définit la provenance d’un vin) il existe, depuis 2011, l’appellation Premier Grand Cru. Chaque vigneron est libre d’annoncer son vin pour qu’il puisse prétendre à cette appellation. Contrairement à la région bordelaise, où les prix sont directement reliés au classement du vin, ou à la Bourgogne, où des moines et des princes ont classé des parcelles, ici seule la qualité du raisin prime »
Fermez le ban ! Tout le monde a compris. Pas d’allusion à l’expression et à la typicité d’un terroir ! Nous voilà payés en retour de toute l’agitation orchestrée dans un bazar perpétuel de concours, de distinctions et médailles attribués à tout venant, sans aucun souci de savoir si elles chahutent en permanence l’image que peut se faire le consommateur de nos terroirs et de leurs valeurs respectives. Un jour, c’est un Morges qui est élu au sommet des vins vaudois, deux semaines plus tard, c’est un Pinot Noir qui est consacré « Meilleur vin vaudois », alors que l’on ne le retrouve pas, médaillé d’or, au Mondial du Pinot Noir . Quelle cruelle comédie !
La pyramide qualitative des vins vaudois
Brièvement, je mets un terme à mes litanies par une synthèse de mes réflexions, en les déroulant dans l’architecture de la pyramide qualitative de nos vins.
Au sommet, nos « Premiers Grands Crus » et nos « Grands Crus », désormais pérennisés et sanctuarisés, à distance de tous les bidouillages.
Nous descendons d’un cran avec les AOC « Villages » qui s’aligneraient sur les exigences des Premiers Grands Crus et Grands Crus, soit avec un 90 % provenant de récoltes situées sur les territoires des communes éponymes. Voilà pour les étages supérieurs de la fusée !
Et quid de la partie inférieure ? La totalité des vins n’appartenant pas aux catégories susmentionnées serait regroupée et fédérée sous la bannière d’une unique appellation, soit « COTEAUX VAUDOIS – VAUD AOC » (à l’exception, bien sûr, des vins ne répondant pas aux règles énoncées pour les AOC). Elle devrait représenter environ la moitié de la production vaudoise.
Cette hiérarchisation répondrait aux attentes du marché et serait en parfaite cohérence avec la classification internationale, où nous trouvons les « ICON » (Premiers Grands Crus), les « Ultra Premium » (Grands Crus), les « Super Premium » (AOC Villlages) suivis des « Premium » ( Coteaux Vaudois – Vaud AOC »), enfin les « Basic » correspondant aux « Vin de Pays » (Gamay de Romandie, etc.), hors AOC.
Un mot encore à ce sujet. Pour ma part, je ne vois pas l’opportunité de créer une sorte d’IGP vaudoise (Indication Géographique Protégée) pour ces vins qui doivent demeurer dans le cadre romand. Ce serait trahir le sens de notre adhésion au système et aux codes des AOC, alors que tous les grands vignobles historiques qui leur sont rigoureusement fidèles n’ont pas été ébranlés dans leurs fondements par les crises de ces dernières décennies. Je rajoute une couche à mon plaidoyer pour les « COTEAUX VAUDOIS – VAUD AOC » en affirmant que cet espace offre assez de place à la bagarre pour nous dispenser d’une dégringolade et de dérapages incontrôlés sur un terrain où nous serons fatalement perdants et qui nuira aux signes de qualité que nous voulons donner.
Finalement, s’il revient au législateur de codifier les règles et les usages, c’est aux acteurs des filières de production et de commercialisation qu’il appartient de se prononcer. Amen !
Michel Logoz, 17 septembre 2015 (intervention auprès du comité du label Terravin).