La hiérarchie des vins suisses se met en place
Il fut un temps où, à la mode de Ben, il était de bon ton d’affirmer que «les vins suisses, ça n’existe pas». Sachant que chaque millésime est différent, une hiérarchie se met en place.
Par Pierre Thomas
La Suisse romande, qui fournit les trois quarts des vins suisses, paraît peu concernée par cette nouvelle dynamique. Mais en Suisse alémanique, où résident les deux tiers de la clientèle potentielle, et à Zurich d’abord, entre le guide GaultMillau, le magazine Vinum et les outsiders Weinzeitung et, depuis peu, Falstaff, dont l’éditeur est autrichien, il y a une émulation. Chacun y va de son classement des vins suisses, quand ça n’est pas le site Wineadvocate, fondé par l’Américian Robert Parker, qui met les pieds dans le verre.
Icônes et bonnes notes
Peut-on dégager des tendances de ces classements? Cet automne, pour donner un peu d’air à son «top 100» des meilleurs vignerons de Suisse, GaultMillau a éjecté par le haut six «icônes» du vin suisse : la Valaisanne Marie-Thérèse Chappaz, le Grison Daniel Gantenbein, le Tessinois Feliciano Gialdi, le Vaudois Louis-Philippe Bovard, le Genevois Jean-Pierre Pellegrin et le Neuchâtelois Jacques Tatasciore. Hors classe, ces six vignerons échappent à la sanction annuelle pour renouveler le classement et le rendre intéressant aux yeux du lecteur, à qui on se doit de servir de la nouveauté à chaque millésime.
On retrouve la plupart de ces «icônes» du vin suisse dans le Weinzeitung. Top 100 vins suisses 2015 Ce magazine vient de publier son classement non pas des vignerons, mais le «top 100 des vins suisses» que son équipe de dégustation juge les meilleurs en 2015. Dans un style qui rappelle furieusement le GaulMillau (son concurrent, donc…), il distingue huit vins à 19 points et un seul à la perfection de 20 sur 20, le pinot noir du jeune Grison Martin Donatsch, Unique 2013, bombardé «vin de l’année». Comme son voisin Daniel Gantenbein, Donatsch réussit à glisser son pinot noir et son chardonnay parmi les 9 meilleurs vins. Un autre pinot noir grison est pointé à 19, le Monolith 2012, d’Obrecht. Et trois vins valaisans : un pinot noir (encore), le Calcaire Absolu 2013, d’Histoire d’Enfer (un projet où figure le Fribourgeois Alexandre Challand), la syrah 2013 de Denis Mercier et le Domaine du Chapitre 2012, de Provins-Valais, un assemblage de petite arvine, d’amigne et d’humagne blanche, un blanc ambitieux fermenté et élevé en barriques.
Avantage au pinot noir
Sur ces 100 vins, les pinots noirs de toute la Suisse, et particulièrement des Grisons, de Thurgovie et de Zurich, se taillent la part du lion, avec près de 40 mentions, devant une quinzaine de merlots et d’assemblages à base de merlot du Tessin, et six syrahs. Avec six mentions, le chasselas est le premier cépage typiquement suisse. Conséquence : vu de Zurich, la moitié des vins cités proviennent des Grisons (21 vins), du Tessin (19) et de Suisse alémanique (10), alors que le Valais (22 vins), Vaud (8) et les Trois-Lacs (6) et Genève (2), soit l’équivalent de 80% de la surface du vignoble suisse, se contentent de 40% des citations !
Comparaison n’est pas raison, certes. Mais la surmédiatisation des vins des Grisons, du Tessin et de la Suisse alémanique est bien réelle. La belle affaire puisque des compétitions nationales paraissent plus pondérées. Erreur ! Cette année, les 12 titres nationaux correspondant à autant de catégories du Grand Prix du Vin Suisse, soutenu par Vinum, sont revenus à des vins de quatre cantons seulement, Valais (5), Vaud (3), Tessin (2) et Zurich (2). A Sierre, où était jugé le concours, puis à Berne, où son palmarès était proclamé, les Vaudois ont fait mieux que la réputation qu’ils ont à Zurich : pour la première fois, un producteur vaudois remporte le titre de «cave de l’année», le Domaine de la Ville de Morges, qui avait décroché le titre suprême du Mondial du Chasselas, à Aigle, avec son Grand’Rue 2013. Et c’est de La Côte vaudoise que sont venues les surprises, avec le meilleur vin bio, l’assemblage Affinité rouge 2012, d’Yvan Parmelin, de Bursins (à ne pas confondre avec le domaine du tout neuf conseiller fédéral Guy Parmelin), et le vin blanc le mieux noté du Grand Prix, Le Curieux 2013, de Jean-Marc Walther, de Luins.
Pour le Valais, la syrah 2014 très fruitée de Jean-Marie Pont, à Sierre, et le johannisberg 2014 de la Cave du Crêtacombe, de Fabienne Constantin-Comby, de Chamoson, créaient la surprise. Restait à attendre la confirmation de la Sélection du Valais, le seul concours régional suisse à se tenir en automne. Ses résultats, proclamés début décembre à… Zurich, ont porté au pinacle André Fontannaz, de la Cave de la Madeleine, à Vétroz, vainqueur de deux titres, avec un fendant Grand Cru 2014 et une humagne rouge Nid d’Aigle 2013. Parmi les autres champions valaisans, Patrick Schmaltzried, de la Cave de la Petite Vertu, à Chamoson, avec son johannisberg 2014, dauphin des monocépages rouges au Grand Prix du Vin Suisse avec son humagne 2013.
Victorieux une année, et après ?
On peut dénier toute valeur aux palmarès de journalistes et autres concours d’œnologues. Pourtant, même si les recoupements sur un vin sont rares, les deux démarches contribuent à installer une hiérarchie des vins suisses, année après année. Et ensuite? Le projet de la Mémoire des vins suisses, fondée en 2002 à Zurich, prend le relais. Une cinquantaine de vins ont été sélectionnés par des journalistes. Ces références sont suivies dans le temps, puisque chaque producteur élu doit mettre à disposition 60 bouteilles de son vin chaque année. Une commission redéguste plusieurs millésimes chaque hiver pour les annoter sur le site Internet www.mdvs.ch. En ce mois de décembre, le seul vin du Vully retenu par le projet, le Traminer du Cru de l’Hôpital à Môtier, s’est révélé en pleine forme dans le millésime 2011. Il est aussi le seul du Vully cité dans le top 100 du Weinzeitung, à 17/20 pour le 2014.
Eclairage
Et le millésime 2015 ?
Chacun s’en souvient : dès le printemps, l’année 2015 a été ensoleillée, splendide jusqu’à l’automne. La vigne n’a pas manqué d’eau, comme en 2003, où la canicule, et le «stress hydrique», avaient provoqué des blocages de maturité sur les raisins et de la verdeur dans certains vins. Cette année, sur tous les cépages, on a enregistré de hauts taux de sucre et une parfaite maturité. La pression des maladies de la vigne, oidium et mildiou, qui s’étaient conjugués en 2013, renforcés par la mouche Suzukii juste avant les vendanges 2014, sans oublier la pourriture grise, a été faible ou nulle. L’état sanitaire des raisins fut donc impeccable.
Pour une telle qualité, la station fédérale de Changins (VD) évoque le millésime 1945, voire le 1947 et le 1959. Seul bémol, la disponibilité: dans le vignoble vaudois, il faut remonter à 1981 pour une année si faible en quantité.
Et les vins, alors ? La richesse en sucre, alliée à un faible taux d’acide malique (contrebalancé par un taux d’acide tartrique suffisant), peut faire craindre des vins blancs plus lourds que fruités, en contraste avec les trois derniers millésimes. Grâce à la vendange précoce, on devrait être rapidement fixé sur la qualité des blancs. Pour les rouges, la maturité des raisins doit permettre d’en tirer le meilleur parti en cave, par une extraction plus poussée et un élevage en barriques plus long, puisque la structure de base du vin le permet, pour un grand potentiel de garde. Pour les rouges, la confirmation d’un «grand millésime» sera plus longue à se dessiner. Pour mémoire, le Top 100 du Weinzeitung place en tête 7 vins rouges de 2013 et un blanc de 2012. Patience, donc: il faut attendre que le vin soit tiré pour l’apprécier! (PTs)
Paru dans La Liberté du 16 décembre 2015 – PDF ici.
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