Pré«krug»seurs de Champagne
Un champagne reflet de l’année, millésimé donc, et une (grande) cuvée d’assemblage, telle fut la double recette de Joseph Krug, en 1843. Six générations plus tard et un rachat par le géant du luxe LVMH, ce principe est toujours à l’ordre du jour. Le chef de cave Eric Lebel — vingt ans de maison l’an prochain ! — est venu le démontrer, à Lausanne, avec la 160ème Grande Cuvée et le millésime 2004.
Par Pierre Thomas
L’œnologue revenait dans cette Krug Room qu’il avait inaugurée il y a une vingtaine d’années, au Lausanne Palace — on y était aussi ! —, puis tombée en désuétude, et remise au goût du jour, il y a deux ans. Quand on demande à Eric Lebel, au débotté, quelles sont les grandes tendances de la Chmpagne d’aujourd’hui, il répond du tac au tac : «Elle évolue vers des vins de terroir et d’expression individuelle». Et s’empresse d’ajouter : «Ce que Joseph Krug a instauré dès 1843». Et voilà la famille «pré…krug…seur», pour oser un néologisme qui recouvre une réalité ancienne, renforcée en 1971 avec l’achat du fameux Clos du Mesnil. Ce monocru de 1,87 ha est monocépage (en chardonnay) donne un blanc de blanc millésimé, produit uniquement dans les meilleures années.
L’apogée du champagne ? Le plaisir !
Ce qui fait aussi la valeur des vins de la maison, c’est leur allonge : patience dans l’élaboration et longévité dans leur durée, même si le champagne, selon le premier des Krug, doit demeurer, avant tout, «un plaisir», comme aime à le répéter Eric Lebel. Techniquement, la Grande Cuvée, qui répond à la définition du «brut sans année», pourrait être mise sur le marché 15 mois après son élaboration. Elle l’est après sept ans de repos en cave — les bouteilles de la 160ème édition ont donc été conditionnées en 2010. Même prolongement pour le millésimé : le 2004 arrive tout juste sur le marché, soit 13 ans après la récolte des raisins, alors que la législation n’exige que trois ans de garde sur lattes. Après dégorgement, le millésimé repose un an en cave.
Eric Lebel répète comme un mantra que la Grande Cuvée doit offrir à l’amateur «la plus belle expression du champagne, année après année, indépendamment des aléas du climat». Le chef de cave dispose de 250 lots différents de l’année, correspondant à des parcelles de vignobles, et de 150 vins dits de réserve, qui remontent à vingt ans et la 160ème Grande Cuvée est ainsi composée de 121 vins répartis sur douze millésimes différents. C’est ce qui donne au breuvage final sa remarquable puissance, son équilibre entre les arômes fruités et plus mûrs, sa richesse et sa grande vinosité, sans lourdeur. Pour le millésimé, avec un 2004 d’une belle finesse, citronné, mais aussi un peu confit et légèrement boisé, la décision de le mettre en marché est déterminée «par les circonstances» : «Le 2004 arrive maintenant, mais le 2003 avait déjà été commercialisé en 2014 et le 2002 en 2016, seulement», explique Eric Lebel.
Champagne et champignons
Avec 80% de parcelles sous contrat de culture et 20% (soit 20 hectares) en propriété, Krug symbolise la Champagne des «maisons». L’usage du pinot noir (majoritaire), du chardonnay et du pinot meunier, à hauteur d’une quinzaine de pour cent dans la Grande Cuvée reste classique. Et le nombre de bouteilles? «On a coutume de dire que nous représentons 0,16% des champagnes commercialisés», explique le chef de cave. Reporté au résultat officiel de 2016 (268 millions de bouteilles), cela représente près de moins de 500’000 bouteilles (430’000), pour des flacons qui se vendent en Suisse entre 200 fr. la Grande Cuvée et 245 fr. le millésimé par les canaux, plus ou moins privilégiés, de la grande distribution.
L’arrivée de LVMH, il y a bientôt dix ans, a démocratisé l’accès aux deux cuvées. Le marketing et la publicité ont développé les affaires. Avec quelques gadgets, comme l’accès avec le numéro de chaque bouteille aux informations par un site Internet. Une technique déjà utilisée par le Consorzio du Chianti Classico pour identifier les vins au moyen du code figurant sur la «faschetta» rose. La maison développe des relations privilégiées avec des chefs de cuisine, dont témoignent des livres, comme l’épatant «De la forêt à la fourchette», qui magnifie en recettes et reportages le mariage heureux des champignons et des champagnes, pour réconcilier les locavores raffinés avec le plus noble des breuvages.
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 6 décembre 2017.
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