Des cigares comme des grands crus
Fumer le cigare est un «must» cultivé par des amateurs toujours plus jeunes. Que cachent ces cylindres de feuilles de tabac qui ont conquis l’Europe depuis un demi-millénaire? Visite dans les plantations de Davidoff, en République dominicaine.
Texte et photos : Pierre Thomas
Le paysage est à couper le souffle dans sa quiétude matinale. Loin des plages qui font la réputation de la République dominicaine, au cœur des Caraïbes (deux tiers de l’île d’Hispaniola, partagée avec Haiti, à l’ouest) à Jicomé, non loin de la ville de Santiago de los Caballeros, le bleu métallique du ciel contraste avec les verts lustrés des feuilles de tabac, qui sèchent leur rosée matinale.
La plante, amenée en Europe par Christophe Colomb en 1492, est originaire de ces latitudes, où chaleur et humidité sont favorables à la culture du «tabac noir», par opposition au tabac blond destiné aux cigarettes.
A El Rancho, on s’essaie aux premières étapes des prémisses de ce qui deviendra, après 170 étapes et 300 opérations, un objet de luxe, un cigare, fabriqué à la main de A à Z. Et pour obtenir ce résultat, il ne faudra pas moins de cinq ans, de la plantation aux volutes. On plante donc dans la terre meuble une pousse d’une des 70 variétés de tabac, «qui est au cigare ce que le cépage est au vin», commente le maître Henke Kelner. Ce septuagénaire fut, à Cuba, un des fidèles de Zino Davidoff, mort à Genève en 1994, à 88 ans. C’est lui qui a mondialisé le commerce du cigare. Et si la majorité des variétés de tabac sont originaires de Cuba, Zino, qui finit par se brouiller avec le régime de Fidel Castro, délocalisa ses plantations sur l’île voisine, il y a vingt-cinq ans.
Les feuilles de tabac se cueillent de bas en haut. Chacune correspond à une texture et à une qualité précise. Après sèchage à l’air dans un hangar, le tabac sera acheminée dans l’une des quatre usines que Davidoff exploite en République dominicaine.
Une image rajeunie
Le cigare est devenu un produit de luxe, dont le prix est un multiple du coût local de production, «mais pas plus qu’un grand vin par rapport au raisin», précise Hans-Kristian Hoejsgaard. Pour le patron de la maison bâloise Oettinger-Davidoff, ces dix dernières années, le cigare s’est démocratisé et rajeuni : «Aux Etats-Unis et en Europe, la clientèle a passé sous la barre des 50 ans, avec un intérêt qui pointe déjà chez les 28 – 35 ans.»
Il n’y a certes de «havane» que de Cuba, où l’appellation est protégée depuis 1967, mais aujourd’hui la République dominicaine est devenue le leader de la fabrication des cigares de prestige. Ceux du groupe sont contrôlés sur place, mais passent tous par le siège de Bâle, où sont aussi élaborés les mélanges destinés à de nouveaux produits. Car, il faut toujours se renouveler : le groupe propose une quarantaine de nouveau cigare chaque année. Ainsi, d’entente avec le petit-fils de l’homme d’Etat britannique, Winston Churchill a été relancé au début 2015, «avec un grand succès», assure Hans-Kristian Hoejsgaard. Elle vient de remporter, en septembre 2016, le titre de meilleure marque de la République dominicaine, attribué par le Cigar Journal, de Miami, qui fait autorité en la matière.
Malgré les interdictions de fumer en public, le cigare est redevenu très tendance dans les villes américaines. La Chine représente un immense marché, moins dans la population traditionnelle, qui lui préfère la cigarette, que dans la classe moyenne, qui se développe à la vitesse grand V. «Les Chinois sont devenus les premiers amateurs de bordeaux. Nous visons la même clientèle, sensible aux signes extérieurs de la réussite», explique le boss, en expert, puisque ce fils de vendeur de cigares danois a travaillé pour des réseaux de distribution de vins et d’alcools en Asie.
Comme un grand vin
La naissance d’un cigare s’apparente à celle d’un grand vin. Le climat, le sol, la variété du tabac jouent leur rôle, comme le «terroir» dans le vin. Sur l’île des Caraïbes, le climat humide et chaud est idéal, mais les sols diffèrent de Cuba. La plupart des cigares sont, comme les bordeaux, des «assemblages» de tabac de provenances diverses, de la même île ou d’autres régions (Nicaragua, Honduras), notamment pour la «cape», la délicate feuille enveloppante aux huit nuances de bruns. A l’instar du jus de raisin, le tabac fermente, et même plusieurs fois, pour abaisser son taux de nicotine. Et il passe d’une atmosphère sèche à des airs humides, pour exacerber ses senteurs et ses goûts, comme un grand cru est élevé dans des barriques, pour assurer l’échange bénéfique entre l’air et le liquide.
Dans le cigare «premium», toutes les opérations se font à la main, parfois aidée par des machines actionnées manuellement. Sur les centaines de millions de cigares produits chaque année dans le monde, moins de 10% sont roulés à la main. Non pas sur la cuisse d’un «torcedor» (le nom espagnol de l’élaborateur), mais sur un pupitre, par des hommes et des femmes d’une stupéfiante dextérité…
Vin – cigare: une dégustation en parallèle
Du côté du consommateur, comme dans le champagne, il y a des amateurs d’un goût «stable», qu’assure l’assemblage d’une marque à laquelle on reste fidèle, des «aficionados» de cru unique (de «puros») et même de cigares «millésimés», une tendance récente. Eladio Diaz, nouveau «master blend» de Davidoff, l’équivalent d’un maître de chais, a lancé il y a deux ans un cigare millésimé 2002, Oro blanco, dont il a signé chaque exemplaire, vendu 500 dollars pièce…
Même le vocabulaire pour décrire un cigare s’apparente à la dégustation de vin : on évoque le corps, l’astringence, la mâche, la rondeur et la persistance aromatique. Ce qui ne signifie pas qu’un cigare accompagne à merveille un grand vin. Tel spécialiste de Londres s’accommode volontiers d’un tempranillo espagnol, jeune ou vieilli en fûts, comme le Rioja. Tel autre connaisseur venu de Miami préfère le rhum dominicain ou le scotch whisky. Et un jeune Chinois, journaliste dans un périodique de luxe de Shanghai, confie : «Je bois mes grands crus de Bordeaux d’abord, puis je fume un cigare, tranquillement, en fin de soirée.»
Eclairage: à déguster sur place
La République dominicaine est le plus important producteur de cigares «premium» du monde, notamment depuis l’embargo dicté par Washington sur les produits de Cuba. Le Festival ProCigar à Santiago de Lors Caballeros se déroule en février (dixième édition du 19 au 24 février 2017, www.procigar.org), juste avant celui, très fameux et deux fois plus ancien, Festival do habanos, à La Havane (27 février au 3 mars 2017). La plupart des plantations de tabac et des fabriques de cigares sont accessibles à cette époque, sur inscription. Davidoff ouvre ses fabriques entre janvier et mars. Pour y accéder (dans une zone de port franc), il faut s’inscrire obligatoirement à l’adresse e-mail : info@oettingerdavidoff.com.
A Santo Domingo, «la capitale» comme l’appellent les Dominicains, les boutiques de cigares sont nombreuses dans le centre historique, qui proposent des marques locales telles Ashton, La Aurora, Arturo Fuente, Macanudo, Quesada ou Vega Fina, dans des boîtes souvent joliment décorées. On a inauguré à Santiago de Los Caballeros, le Centro Leone, consacré à l’art, pour les cent ans de la fabrique de cigares La Aurora. A l’extérieur du quartier historique (ci-contre, la cathédrale et la place centrale de la ville), l’hôtel Gran Almirante, impersonnel, offre tout le confort standard.
Les meilleurs hôtels disposent de bars ou de patio où fumer, comme l’hôtel Nicolas de Ovando, bien placé dans le quartier colonial de la capitale, ou, sur la côte Sud, le complexe de luxe Casa de Campo, non loin du bourg Altos de Chavon, une réplique d’un village italien, avec un amphithéâtre, où Davidoff héberge et parraine des artistes locaux.
Paru dans le magazine encore!, Le Matin-Dimanche – Sonntags Zeitung, le dimanche 4 décembre 2016.