Un «Vega Sicilia bis» dans la Rioja
A mi-juin 2017, le propriétaire du domaine Vega Sicilia (depuis 35 ans), au cœur de la Ribera del Duero, Pablo Alvarez et Ariane de Rothschild inaugurent la «bodega» ultramoderne de Macan, dans la Rioja.
Dans cette fameuse région viticole d’Espagne, qui tire son succès d’un style emprunté à Bordeaux au 19ème siècle, le partenariat avec la famille d’Edmond de Rothschild ne surprend pas. Trois branches des Rothschild sont actives dans le vin à Bordeaux : les enfants de la baronne Philippine (décédée en 2014) à Mouton, la branche à la tête de Lafite, l’un des premiers crus classés en 1855, et dont la société d’Edmond — troisième élément — est le plus gros actionnaire.
Le baron, décédé à Genève, il y a vingt ans, avait montré son intérêt pour les vins de bordeaux à Château Clarke, à Listrac, dès la fin des années 1970, puis au Château des Laurets, racheté en 2003 par son fils, Benjamin, né du mariage avec la très médiatique Nadine. Les compétences des banquiers privés, installés à Genève, Paris et au Luxembourg, n’ont cessé de se développer dans les produits de la table (vins, mais aussi fromages, comme le Brie de Meaux AOP) et l’hôtellerie (ouverture pour la saison d’hiver prochaine du Four Seasons de Megève dans le Domaine du Mont d’Arbois), que leurs propriétés sont désormais regroupées dans une entité distincte de la banque, Edmond de Rothschild Heritage, depuis la fin 2016.
Vega Sicilia vend près de 100’000 bouteilles de vin (ainsi que Macan) via Moevenpick, son distributeur suisse.
Reportage paru le 31 mai 2017 dans le magazine suisse Hôtellerie & Gastronomie Hebdo.
Vega Sicilia et Macan: itinéraire parallèle de deux grands d’Espagne
L’Espagne, le plus vaste pays viticole au monde (un million d’hectares dévolus à la vigne), reste un eldorado pour le vin. Aiguillée par le succès des vins puissants de la Ribera del Duero, la Rioja, région historique des grands vins espagnols, retrouve un nouveau dynamisme.
Il plane encore quelques mystères, à l’image du brouillard descendant de la Sierra Cantabrica, sur les desseins de ce rioja nommé Macan… La «winery», à l’américaine, utilisant en trois étages la déclivité du terrain, pour mettre en pratique la gravité et éviter tout pompage de moût ou de vin, bâtie à 600 m. d’altitude, paraît surdimensionnée. Elle devrait permettre d’encaver le double des quelque 90 hectares de tempranillo déjà en production, et sortir non pas 60’000 bouteilles des deux vins «maison» mais le quadruple à partir de la surface, partiellement replantée (une trentaine d’hectares). Et pousser jusqu’à 240 hectares, à terme, révèle sur place Pablo Alvarez, le propriétaire, depuis trente-cinq ans cette année (1982), de Vega Sicilia, le vin le plus emblématique d’Espagne depuis sa création, il y a 125 ans (1864). Vega Sicilia s’occupe de tout le projet, avec un patron et un œnologue communs. Et des visions identiques… Ce sont les distributeurs de Vega Sicilia, présent dans 100 pays, qui proposent Macan dans 60 pays : pour l’instant, E. de Rothschild n’intervient pas au niveau commercial.
Un projet tenu secret durant 15 ans!
Le projet de la Rioja remonte à plus de vingt ans. Durant quinze ans, il a été tenu dans le plus grand secret. Patiemment, des avocats de Madrid ont acquis, sans divulguer l’identité du réel acheteur, plus de cent parcelles de vieilles vignes de tempranillo, toutes plantées en gobelet. Le premier millésime de Macan, surnom donné aux villageois de San Vicente de la Sonsierra, fut le 2009, élaboré dans une cave louée. Et le premier qui sortira de la nouvelle cave inaugurée ces jours sera le 2016.
En poste depuis deux ans à la fois à la Ribera del Duero et dans la Rioja, le jeune œnologue Gonzalo Iturriaga (ci-dessus), diplômé de la Faculté de Montpellier, explique : «Les viticulteurs sont plus professionnels ici que dans la Ribera del Duero : là-bas, nous étions les premiers, avant tout le monde, ici, on nous attend au virage ; on est le derniers arrivés ! C’est un gros challenge, plus important qu’à Vega Sicilia.»
La perfection dans la Ribera et la Rioja
Par le heureux hasard du Concours mondial de Bruxelles, qui se tenait à Valladolid, on a eu l’occasion de visiter coup sur coup Vega Sicilia et Macan. Dans les deux cas, le même souci de la perfection. Ce qui surprend dans la Ribera, c’est le respect du terroir et du cépage. Patiemment, le domaine historique a sélectionné son propre tempranillo, au fur et à mesure de sélections massales. Macan veut également, à partir des vieilles vignes dispersées, sélectionner le meilleur tempranillo possible. «La marge de progression est énorme à la vigne !», commente Gonzalo Iturriaga. Même s’il ne porte pas le même nom —tinta fina à la Ribera et tempranillo à la Rioja —, ce raisin est génétiquement identique. Son cycle de végétation est plus court à Vega, dans des sols blancs ou parfois lourds, qu’à Macan, où le terrain, argilo-calcaire, est fait de terres rouges et de gros cailloux.
En cave, les élaborateurs ont le plus grand respect pour le raisin. A peine récolté à la main, le raisin, trié optiquement par les vignerons, est stocké en cagettes dans de grandes armoires frigorifiques durant 24 heures. Puis, il est acheminé en chariot dans des cuves de fermentation, en partie en bois tronconiques ou en inox. Dans les deux cas, l’élevage est primordial. Vega Sicilia exploite sa propre tonnellerie pour les fûts en chêne américain, nécessaires au second vin, Alion, lancé en 1995 (avec le millésime 1991). Les meilleures cuvées sont élevées dans du chêne français, plus ou moins neuf. «Le modèle du lent et long vieillissement de Vega Sicilia était venu de la Rioja. Rien ne s’oppose à ce qu’on puisse faire ici aussi bien que Valbuena», glisse Gonzalo Iturriaga, qui a passé son enfance à Logrono, le chef-lieu de la Rioja.
Un modèle calqué sur le binôme Vega-Alion
Le «grand vin» de Macan se contente de ces cinq lettres, tandis que le second vin les fait suivre l’adjectif Clasico, ce qui peut créer une certaine confusion, qui n’existe pas entre Alion et les deux grands vins de Vega Sicilia, Valbuena et Unico. En Rioja, les deux vins n’utilisent que la contre-marque de «coseccha» (vin d’un millésime) pour éviter la contrainte du vieillissement exigé par les termes «crianza» et «reserva». Nonobstant le prix des vins — Macan a déjà rejoint Alion ! —, les deux domaines produisent à grande échelle, comme à Bordeaux. L’Unico 2005 a été tiré à 100’000 bouteilles, le Valbuena 2012 à 200’000 et Alion 2013 à 300’000. Macan vise les 240’000 bouteilles, réparties entre les deux qualités. Jusqu’ici la sélection entre la «tête de cuvée» et le «clasico» ne s’est faite que dans le chai, entre les barriques. Dès 2016, elle se réalise à la vigne, selon la qualité du raisin.
Vega Sicilia (ci-dessus, les anciens chais, rénovés), le plus traditionnel des grands vins d’Espagne, est élaboré dans un chai ultramoderne, inauguré en 2010 et Macan, dans une «bodega» construite «ex nihilo» pour la vendange 2016. On notera que le «bénéfice» de ces installations ne «pèse» pas encore sur les vins : Vega Sicilia fait son Unico du millésime 2005, tandis que Macan en est à 2013. Il sera intéressant, à l’avenir, de voir si Unico change de goût, de par l’utilisation du nouveau cuvier, tout en sachant que le long vieillissement en barriques (cinq ans !) dicte le style du vin.
Le tinto fino d’Unico est «renforcé» par 10% de cabernet sauvignon. Dans la Rioja, on table sur la finesse du tempranillo pur et le doigté dans l’élevage : «Nous ne voulons pas marquer le vin par les tanins du bois», explique Gonzalo Iturriaga. Et il cite le 2013 en exemple : dans un millésime très délicat, «compliqué», dans la Rioja comme à Bordeaux, les deux vins allient élégance et fermeté, avec davantage de notes d’élevage sur le «grand vin», «le meilleur jamais fait ici». Les deux projets parallèles vont être palpitants à suivre dans les millésimes à venir : «Nous allons maintenir la personnalité de chaque région», assure Pablo Alvarez. Qui dit modèle ne sous-entend pas copie et deux parallèles finissent par se rejoindre à l’infini. CQFD — ce qu’il faudra démontrer…
Pierre Thomas, de retour de Valladolid et Bilbao, mai 2017.
©thomasvino.ch, textes et photos.