La Douce Noire, pionnier des assemblages genevois, à la verticale
C’est un des plus vieux assemblage rouges genevois, quand bien même il n’a que 35 ans. La Douce Noire, des Desbaillets père et fils au Domaine des Abeilles d’Or, à Choully, tient son cap au fil des millésimes.
Par Pierre Thomas
C’est une dégustation verticale à l’Ecole hôtelière de Vieux-Bois, à Genève, qui l’a démontré. René Desbaillets, 67 ans, avait été un des jeunes loups de la coopérative la Cave de Genève avant d’en sortir avec fracas. Il y a juste vingt ans, il inaugurait une cave pour son fils Laurent, «quadra» aujourd’hui.
Le domaine compte désormais une vingtaine d’hectares. La Douce Noire est devenue son fer de lance, en demeurant son fil rouge. En 1998, ce vin d’assemblage novateur atteignait les 10’000 flacons, quatre ans après son lancement. La production peut arriver, les meilleures années, au quadruple. Près de 9 hectares des vignes du domaine lui sont consacrés. Longtemps, ce vin a bénéficié des conseils de l’œnologue Xavier Chevallay, plus connu pour élaborer depuis 25 ans la meilleure partie des vins effervescents des vignerons-encaveurs romands.
Plus toscan que bordelais
Depuis deux ans, c’est un jeune Strasbourgeois, Xavier Gros, qui a travaillé trois ans aux domaines Rolaz, chez Hammel, à Rolle (VD), qui élabore les vins des Abeilles d’Or, à l’exception d’une gamme de base, livrée en raisins ronds ou en moût chez le négociant Schenk, à Rolle. Au passage, on signalera qu’au Trophée des 7 Ceps à Bourg-En-Bresse, en novembre, qui juge les vins du pourtour du Mont-Blanc, le Viognier 2017 et le gamay de Genève Vieilles Vignes 2015 ont tous deux décroché un Cep d’or. Le jeune caviste, titulaire d’un diplôme (BTS) du seul lycée viticole alsacien, à Rouffach, a été doublement étonné par la Suisse : «On a sept cépages en Alsace, deux en Bourgognes, quatre à Bordeaux, ici, on en trouve une incroyable diversité. Et puis j’ai été surpris de voir que des variétés tardives comme le cabernet sauvignon, le cabernet franc, voire le merlot, parviennent à mûrir.»
Cette diversité de cépages se reflète pleinement dans la Douce Noire. On y retrouve une moitié de gamaret et de garanoir bien helvétiques et une autre moitié de cépages internationaux, merlot, cabernets franc et sauvignon, et une touche de pinot noir pour arrondir les angles, au besoin. Bien élevé, douze mois dans du bois modulé entre ancien pour les cépages «tendres» et neuf pour les plus tanniques, ce rouge dégage une impression méridionale, dans les plus récents millésimes. Avec une pointe d’alcool souvent en filigrane, voilà une Douce Noire plus toscane que bordelaise !
Deux ans en cave avant mise en marché
Le vin est bâti pour sa clientèle. Sa notoriété a permis au producteur de réaliser ce que peu de caves suisses osent : une mise en marché retardée. Ainsi, à fin 2018, le domaine commercialise le 2014. Au contraire des vins italiens, auxquels les règlements imposent de reposer en bouteilles quelques années (comme les meilleurs chiantis classicos), la Douce Noire reste en cuve inox, deux ans au moins, après harmonisation des cépages, vinifiés séparément. Cela permet de rectifier l’assemblage juste avant la mise en bouteilles, explique René Desbaillets, en utilisant le «coupage millésime» de 15%, et d’ajouter du vin plus jeune ou plus ancien. Et de faire varier le tirage entre 25’000 et 45’000 flacons, du pot de 50 cl au jéroboam de de 3 litres…
Proposé à 19 francs la bouteille à l’Horeca (22 fr. à la cave, 27 fr. sur le marché suisse), ce rouge à étiquette noire se taille un beau succès dans les restaurants genevois, «alors que personne, en 1995, ne servait de vins rouges genevois à Genève !», se souvient René Desbaillets, vendeur hors pair. Malgré son succès, légèrement différé dans le temps, la Douce Noire peut-elle faire de vieux jours ? La réponse est clairement oui. Derrière les grands 2015, le 2010, le 2005, plusieurs millésimes, comme 2012, 2006, 2001 et 1999, ont agréablement surpris. Car cette Douce Noire est bien balancée entre des tanins enrobés par le bois, sensible dans sa jeunesse, une acidité fraîche qui perdure, et une rémanence de fruits rouges ou noirs, selon les années, avec les épices du gamaret comme signature.
21 millésimes de Douce Noire sous revue
2016 — Pas encore en bouteilles. A ce stade, encore un peu d’amertume et une note prégnante de bois, mais la structure est là, avec des arômes de fruits noirs, des tanins fermes, et une belle tenue. En devenir: ** 88
2015 — Pas encore en bouteilles. Nez sur les fruits noirs et la vanille, boisé encore marqué; attaque suave, beau volume en bouche, épicé, sur le tabac, assez chaud en finale: *** 90
2014 — En vente. Nez fumé, marqué par le cabernet; volume moyen, note mentholée, acidité finale; moins de structure que les millésimes récents, plus riches, mais élégance, plus «bordelais». ** 86
2013 — Le boisé se fond déjà, quelques notes végétales et fumées; volume honorable; bon soutien acide; assez juteux, avec des notes d’épices orientales et de bois de santal. ** 87
2012 — Nez de surmaturité, de fruits confits; attaque ferme, avec un grain tannique bien présent; bien balancé entre l’acidité et les tanins; souple en fin de bouche, sur des notes de fruits noirs et de garrigue, dues à davantage de gamaret. *** 89/90
2011 — Nez de fruits rouges avec des notes fumées; bonne structure, volume intéressant, long en bouche, avec une finale sur des arômes plus patinés de cuir, de tabac, de fumée, et une note de chaleur (alcool). ** 88
2010 — Nez équilibré entre boisé et fruité; attaque fraîche, beau volume, avec des notes de goudron, de pruneau et de fumée froide; l’équilibre entre l’alcool et l’acidité est intéressant. *** 90
2009 — Nez un peu poussiéreux, sur des notes de fruits mûrs, de cuir et d’épices, quasi tertiaires; un vin puissant, gras et chaud, sur une matière confite et des notes de pruneaux à la cannelle. ** 87
2008 — Nez un peu réduit, avec une touche de laine mouillée, propre au pinot noir vieillissant; en bouche, arômes de grillé; finale fumée, qui n’a pas perdu de son astringence. * 85
2007 — Nez fumé; attaque souple, élégante; joli fruit; étonnant pour le millésime, par sa fraîcheur et son équilibre; meilleur en bouche qu’au nez… ** 88
2006 — Nez torréfié, dû au bois et à l’année chaude, avec des notes de cuir; joli volume, tanins fondus; très agréable, un peu brûlant en finale, épanoui et à son apogée, sans doute! *** 90
2005 — Nez fumé, attaque puissante; tanins encore fermes, typé bordeaux; finale avec un zeste d’amertume; beau volume, gras et puissant, qui confirme le grand millésime! *** 90
2004 — Nez fumé sur des notes de fruits bien mûrs, un peu confit; encore fermé, avec une finale un peu raide, sur l’amertume et un retour sur les fruits confits; un peu dissocié… ** 86
2003 — Joli nez de fruits rouges bien mûrs (l’année de la canicule!), cerises à l’eau-de-vie; puissant, suave, gras; avec des notes de chocolat en finale. *** 89
2002 — Nez encore très vanillé (davantage de fût neuf?), puis des notes d’évolution, sur le champignon de Paris, les sous-bois; finale un peu végétale, de fougère, de bourgeon de sapin. * 85
2001 — Nez de fruits très mûrs, de pruneau, avec une note très méridionale, marquée par les épices douces orientales; assez long et encore frais: belle surprise! ** 87
2000 — Nez épicé, de livêche; un peu dissocié, partagé entre une acidité fraîche et une finale sur l’amertume, le chocolat; impression de chaleur (alcool) en bouche. Un peu décevant… * 85
1999 — (date de création de la cave, pour les vendanges) Beau nez de fruits noirs; attaque sur les fruits à l’eau-de-vie; notes de pruneau, de fumée froide; bien conservé! ** 88
1997 — Premier nez de goudron, puis des fruits rouges, encore de la fraîcheur, sur une matière suave, bien balancée par l’acidité. * 86
1995 — Nez un peu éventé, de livêche; notes de réglisse en bouche, mais structure un peu fuyante, tenue seulement par l’acidité; vin un peu passé. * 85
1994 — Premier millésime! Beau nez, avec des notes de cannelle; joli volume à l’attaque, de la fraîcheur, de la suavité, sur des tanins fondus et des arômes tertiaires. ** 88
Dégusté à l’Ecole hôtelière de Vieux-Bois, à Genève, le mardi 20 novembre 2018.
@thomasvino.ch