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Posted on 19 juin 2019 in Vins italiens

Grands vins d’Italie: la ruée vers l’Etna

Grands vins d’Italie: la ruée vers l’Etna

«La Bourgogne de la Méditerranée». C’est ainsi que le Toscan Marco de Grazia (ci-dessous) a surnommé le vignoble de la partie nord de l’Etna, le plus haut, et toujours actif, volcan d’Europe. Ce négociant qui a vendu avec succès aux Etats-Unis les meilleurs crus italiens — de Toscane et du Piémont — a cédé sa société à son frère, pour se consacrer, il y a quinze ans, à ses bientôt 50 hectares, répartis en une vingtaine de parcelles, au-dessous du volcan. Il était de passage à Genève, à l’invitation de Renato Luise, de Cibo Vinum Import, à Meyrin, qui assure la diffusion de ses crus en Horeca. Cette dégustation, je l’ai suivie à mon retour de «Sicilia en primeurs» (tous les vins de l’Etna que j’ai notés, ici) et une tournée dans quelques domaines de la partie nord de l’Etna, du 6 au 10 mai 2019.

Par Pierre Thomas, textes, notes de dégustation et photos

Comme le dit José Rallo, la co-propriétaire (avec sa mère et son frère, Antonio, de passage à Lausanne chez son importateur Giuseppe Papotto de SVR Vins à Crissier, après la rédaction de cet article) de Donnafugata, «il y a un trend pour l’Etna». Et Donnafugata fait partie des grands producteurs siciliens qui ont pris pied au pied du volcan. «Il s’agit de viticulture de montagne», avertit José Rallo. «Le terroir est difficile, chaque éruption a donné une consistance différente aux sols. Il faut aussi affronter le climat qui change». 2013 et, dans une moindre mesure, 2018, ont été des années très difficiles.

Malgré ces conditions extrêmes, les Italiens, le Piémontais Angelo Gaja compris, veulent «leur» vin de l’Etna. Le règlement de «dénomination d’origine contrôlée» (DOC), qui à 50 ans, autorise blanc, rouge, rosé, et même effervescent, blanc ou rosé, curieusement à base uniquement de nerello mascalese, le grand cépage rouge. Alors que le carricante, le cépage autochtone blanc, donne des vins qui se comparent déjà aux rieslings de la Moselle, autre région, allemande celle-là, au sous-sol volcanique…

Grands crus au-dessous du volcan

Sur la carte de la Sicile, au milieu du rivage «grec» de la Méditerranée, le vignoble de l’Etna dessine un quartier de lune décroissant (un C à l’envers). Du nord, froid et ventilé, au sud, chaud et surexposé, le vignoble de qualité s’étend sur un millier d’hectares. T

antôt fièrement dressé, massif et pointu en son sommet, dans le ciel bleu, tantôt enturbanné de nuages qu’on pourrait prendre pour des fumerolles, l’Etna domine ce front est de la plus grande île de la Méditerranée. «Les Grecs y ont planté la vigne, en altitude, comme il l’ont fait sur les flancs du Vésuve», raconte Marco de Grazia. Sa «rencontre» avec ce qui deviendra le grand œuvre de sa vie, c’est avec une bouteille d’un rouge qu’il l’a fait, il y a une vingtaine d’années. «Je n’ai pas voulu diffuser ce vin dans le monde. Mais je suis allé voir sur place d’où il venait.» Ce fut un choc. Il faut dire que le paysage, ici, entre 700 et 1000 m. d’altitude, sait être dramatique. On a beau dire, comme la «master of wine» Jean K. Relly, qu’«aucune relation n’a pu être démontrée entre les sels minéraux d’un sol et le goût du vin», la notion de «terroir» saute aux yeux.

L’homme y est allé de son aide, empilant les cailloux noirs, pour construire des terrasses plus ou moins grandes, plus ou moins plates. La terre est tantôt noire — c’est même le nom du domaine de Marco de Grazia, «Terre nere» —, tantôt rouge oxydée, tantôt sablonneuse de lave émiettée, tantôt lourde et argileuse. On y cultive des parchets de vignes depuis des millénaires. Arrivé plus tard en Sicile que sur le continent, le phylloxéra n’a miraculeusement pas ravagé tous les ceps, sans doute préservé par ce sous-sol de lave, où chaque éruption a laissé sa trace. «A cause des deux guerres mondiales, de la forte immigration, on a perdu deux générations de vignerons.» Dures à travailler, tout à la main, pour des ceps taillés en «albarello» (gobelets) ou sur fil, les vignes ont été progressivement abandonnées…

Puis est arrivé Marco de Grazia au début des années 2000. «C’est lui qui nous a fait prendre conscience du terroir et de la valeur des cépages autochtones», témoigne Enzo Cambria, au domaine de Cottanera. Ici, le vignoble a été reconstitué d’abord avec des variétés internationales, cabernets et merlot. Seule la syrah et la mondeuse (de Savoie !) subsistent, sur moins de quatre hectares au total. Le reste des vignes a été surgreffé en nerello mascalese et les vinifications suivent désormais les «contrada». Ce mot recouvre un «cru», un «climat» comme on dit en Bourgogne. Marco de Grazia en a dressé la liste d’une centaine dans la vingtaine de communes au pourtour du volcan. Comme en Bourgogne, chacun de ces «climats» est cultivé par plusieurs propriétaires. «On peut y faire les plus grands vins du monde, oui, mais seulement 10% des vins de l’Etna sont à ce niveau !», lance dans un sourire de Grazia. La dégustation montre que «ses» propres grands crus et premier crus, d’une hiérarchie qu’il a définie lui-même et qui n’est pas reconnue officiellement, figurent parmi les meilleurs rouges de l’Etna. Les nuances sont ténues, quand on déguste un seul millésime (2016). Et le producteur confirme que c’est au fil du temps que les caractères se distinguent…

Il est en bio depuis le début (et ses contre-étiquettes sont estampillées du label bio européen vert) : «Plus tu travailles dans la vigne, moins tu dois en faire en cave», lance-t-il. Dans sa parcelle de Calderara, une vigne préphylloxérique donne le «Grand Cru Vigna de Don Peppino», du nom de celui qui l’a patiemment travaillée et a permis qu’elle survive à toutes les épreuves. Sur 2014, un millésime grandiose pour l’Etna, ce vin est stupéfiant. Robe foncée (alors que le nerello mascalese est d’un rubis clair), nez épicé, mûr, puissant, riche et baroque, il contraste avec les notes de cerises noires, de marasquin, parfois, et la belle acidité tranchante des autres crus. Le nerello mascalese se rapproche du pinot noir et du nebbiolo. Il est même le dernier à mûrir de tous les cépages d’Italie, entre début et fin octobre, à une altitude (sous la cote des 1000 mètres) où aucun autre rouge ne mûrit en Europe ! Réussir à respecter ce raisin en fait effectivement l’égal des grands bourgognes ou des meilleurs barolos… avec une acidité qui lui assure une grande longévité.

Non loin de là, à Randazzo aussi, Giuseppe Parlavecchio (photo) de Petradolce, nous emmène découvrir des vignes préphylloxériques entre tas de pierres volcaniques, herbes folles et oliviers. Un jardin paradisiaque, où l’on reste sans voix devant la Nature et le vert tendre des jeunes feuilles de vignes sur des ceps en gobelets chenus. A la dégustation, le Barbagali 2015, préphylloxérique lui aussi, s’avère floral, gras, puissant, avec des notes d’herbes de Provence, sans jamais se départir de l’élégance. On sent la patte de l’œnologue Carlo Ferrini, une des «grosses pointures» italiennes, comme Riccardo Cotarella (Terrazze del Etna) ou Donato Lanati (Palari), consultants présents sur l’île, avec l’original Salvo Fotis (Gulfi), à la main plus «verte». Michele Faro, de la famille du plus grand pépiniériste sicilien, a investi dans une cave ultra-moderne, à l’enveloppe de dalle de lave gris foncé, et à l’équipement au top, avec force cuves en inox et barriques de chêne… Du coup, le Barbagali vaut 110 euros, le double de la Vigna de Don Peppino… Il faut dire que le prix de l’hectare de vigne, ces vingt dernières années, est passé de 15’000 euros à 150’000 euros, voire le double, nous a-t-on soufflé. «Surtout, il n’y a plus de vieilles vignes à vendre», assure Marco de Grazia. Certains achètent du raisin, fort cher. Donnafugata a réussi à reprendre la cave d’une coopérative, avec des vignes et la garantie d’obtenir du raisin. L’un des plus grands producteurs de l’île (400 hectares) propose depuis 2016 deux vins, un Etna rosso de base, tiré à 70’000 bouteilles (à 20 euros), encore un peu marqué par l’élevage, comme le plus corsé, le Fragore, issu de la contrada Montelaguardia, au triple du prix, mais à 15’000 bouteilles pour 4 hectares de vignes…

Autre grand producteur, Cusumano (photo), a construit une cave qui paraît modeste, à Castiglione di Sicilia, Alta Mora : la cuverie en inox est dissimulée sous terre. Et qui vinifie les raisins de 40 hectares, répartis en dix parcelles, entre 700 et 900 m. d’altitude. Les 2015 des contradas Feudi di Mezzo et Gardiola apparaissent plus légers que les 2016 d’autres caves, toujours sur une belle élégance. Quant à l’Etna rosso de base 2017, il révèle des arômes de fruits rouges, de cerise, avec une acidité rapicolante.

Non loin de là, l’industriel et «chevalier du travail» (et non le réalisateur de film…), Francesco Tornatore, aujourd’hui septuagénaire, a réaménagé le plus vaste domaine de l’Etna, en grandes terrasses étagées, à 600 m. d’altitude, dans la vallée de l’Alcantara (photo). Pour l’instant, ces 65 ha produisent 280’000 bouteilles de sept vins, dont trois rouges. Pour la première fois, le domaine sort un «Riserva». Des vins d’une belle fraîcheur même si on est là dans une autre dimension de l’Etna, enjeu de toutes les convoitises vitivinicoles. Pour Marco de Grazia, «d’ici cinq ans, la région va encore changer. Les petits vignerons qui vendent leur raisin devront faire un choix… Les grands acteurs n’attendent que cela !».

Et surtout, l’Etna, qui ne produit pour l’instant que 10% de vin blanc, va miser sur le carricante, un cépage remarquable. En bio certifié, Vivera, à Linguaglossa (photo ci-dessus), en produit un très joli exemple, le Salisire, un 2015 vif, gras et persistant, sur de fines notes cendrées, qui rappelle un peu l’assyrtiko de Santorin, autre île volcanique… Avec l’évolution dans le temps, certains exhalent des notes pétrolées propres au riesling. Après le rouge, l’Etna tient là son autre filon : le plus grand blanc de toute l’Italie !

Version longue du reportage publié par Hôtellerie & Gastronomie Hebdo le 19 juin 2019.