Champagne mousse toujours!
L’affaire qui oppose le Comité interprofessionnel du vin de Champagne à la petite commune viticole suisse de Champagne est un feuilleton qui dure. Le 21 mai 2021, le Conseil d’Etat vaudois a décidé de porter la question devant le Tribunal fédéral, tout comme la Communauté de la vigne et du vin de Champagne.
Champagne vs Champagne: derniers développements
Ci-dessous, la VO du texte…
Champagne mousse toujours
Quand, l’autre semaine, Hervé Lalau m’a demandé de relater le dernier et énième épisode dans l’affaire qui oppose le CIVC (Comité interprofessionnel du vin de Champagne) à la petite commune viticole de Champagne (Suisse, canton de Vaud, région d’Yverdon-les-Bains), j’ai shooté en corner… Depuis, d’autres épisodes se sont ajoutés à ce marronnier (en jargon journalistique, sujet récurrent qui fleurit à chaque printemps) ou ce serpent de mer juridique.
Les Champagnoux ont décidé de continuer à faire de la résistance et n’ont nullement l’intention d’être rayés de la carte au prétexte qu’il faut préserver les intérêts commerciaux d’une prestigieuse région vitivinicole française. L’étiquette signée du caricaturiste (Christophe) Bertschy de ce chasselas 2020, tiré à 1200 exemplaires (dûment numérotés), par la Cave des viticulteurs de Bonvillars (qui vinifie 80% des 4 ha du chasselas de Champagne), vendu 16,90 francs, dont 2 francs versés à une association d’orphelins, m’a bien faire rire. La bouteille est fermée avec une capsule à vis, car c’est un «grand vin qui fait peur aux Français» à «déguster de suite ou dans 20 ans pour ses souvenir de ces résistants endurants».
Ceux-ci, sous la férule de leur chef (à la gauloise…) le notable local Albert Banderet, ancien syndic de Champagne, ancien préfet de Grandson, 72 ans, avaient réussi à convaincre le Conseil d’Etat vaudois d’introduire une nouvelle appellation d’origine contrôlée (AOC) dans la législation, cet hiver. Une AOC réservée au seul chasselas de Champagne, soit 4 ha de vigne ! Au passage, c’est quelques ares de plus que l’AOC Château-Grillet (1936), à côté de Condrieu, dans les Côtes-du-Rhône septentrionales !
La nouvelle m’avait laissé aussi pantois que dubitatif. Et pourtant, en relisant quelques uns des papiers que j’ai écrits sur le sujet sur ce site (le premier, il y a bientôt 20 ans!) j’évoquais cette possibilité en mars 2014 — moins inspiré que bien renseigné, sans doute…
Eh bien, cette «riche idée» n’est pas allée bien loin. La Confédération suisse ne connaît pas de cour constitutionnelle. Le canton de Vaud, si, et pas depuis longtemps… Les Champenois du CIVC ont donc immédiatement porté l’affaire devant cette instance, habilitée à procéder au «contrôle abstrait des normes cantonales et communales». Et les juges vaudois n’ont pas eu besoin d’aller chercher bien loin : non seulement la Champagne figure dans la liste des appellations bénéficiant d’une «protection réciproque» de la part de la Suisse et de l’Union Européenne, mais les négociateurs français, jamais trop prudents en la matière (et sur le conseil de Jacques Chirac lui-même, dit-on), ont fait ajouter un point 10 à l’Accord entre la Confédération suisse et la Communauté européenne sur les échanges de produits agricoles, conclu en 1999. Ce point assure la dénomination Champagne d’une «protection exclusive».
En 2012, l’instance paritaire qui s’occupe de gérer les affaires agricoles, a modifié une annexe de ce texte. L’annexe fait référence à un autre accord international, dit ADPIC, qui permet l’existence de l’homonymie d’indications géographiques. Le Conseil d’Etat vaudois s’appuie sur cette possibilité, arguant qu’«il n’y a pas de risque que le public croie qu’un vin blanc tranquille, vendu dans une bouteille vaudoise, étiquetée «Commune de Champagne» et «Vin Suisse», puisse être un vin mousseux de la région viticole de Champagne (France)». Qui plus est, Champagne (VD) utilise son appellation «en toute bonne foi» depuis longtemps, comme en attestent des mentions en 1895 et en 1939… Sans oublier que Champagne existe en tant que village depuis plus de mille ans (850 de notre ère)…
Rien n’y a fait : la «protection exclusive» a été réaffirmée par la Cour constitutionnelle vaudoise. Le Conseil d’Etat avait 30 jours pour porter la cause devant le Tribunal fédéral (qui siège lui aussi à Lausanne). Vendredi 7 mai 2021, l’information d’un recours, jugé «fort probable», était «sous embargo». Le 21 mai, embargo levé et confirmation du dépôt d’un recours au Tribunal fédéral par le Conseil d’Etat, ainsi que par les vignerons champagnoux.
Pour la bonne bouche, on rappellera qu’un conflit franco-français oppose deux AOP, pour une question d’homonymie, comme l’évoquait l’excellent magazine «Bourgogne Aujourd’hui» dans son numéro 157 (février 2021). A main gauche, le climat Côte-Rôtie, 11 ha de chardonnay, à Saint-Véran (dans le Mâconnais bourguignon), du blanc, donc, et à main droite, l’AOC Côte-Rôtie, 280 ha de syrah et un peu de viognier, qui ne produit que du vin rouge dans les Côtes du Rhône septentrionales. Selon le magazine, l’INAO a «sommé les vignerons bourguignons de cesser toute revendication du nom de climat». Ils n’ont pas l’intention de se laisser faire : «L’enjeu n’est pas économique, mais symbolique», a déclaré le président de Saint-Véran.
Sacrifiée à l’époque pour des droits d’atterrissage en Europe en faveur de la compagnie aérienne Swissair (qui a fait une retentissante faillite entretemps…), la petite appellation Champagne (VD) tient le même discours.
Pot de fer contre pot de terre. Et c’est toujours les petits qui trinquent…
Ou, comme le fredonnait en 1976 le chanteur local (de Sainte-Croix), Michel Bühler :
C’est toujours les p’tits qui s’ mouillent
Quand viennent l’automne et la pluie,
C’est toujours les p’tits qui s’ mouillent,
Les gros sont bien à l’abri!Santé et conservation !
Pierre Thomas
Publié par le blog les 5 du vin le 15 mai 2021.