Bordeaux 2020 et les prix des primeurs
Les oracles multiples et variés ont, pour la plupart à domicile, dégusté les échantillons des producteurs de Bordeaux, avant la fin de l’élevage des vins rouges. Ces notes données aux vins «pas finis» sont réputées lancer la campagne des achats en primeurs. Sur les sites Internet, les commerçants choisissent les commentaires qui conviennent à la vente des vins et qui les arrangent. C’est ça, la mécanique des primeurs, spécialité bordelaise. Deux collaborateurs de l’Ecole hôtelière de Lausanne (EHL), Philippe Masset et Jean-Philippe Weisskopf sont connus pour leur analyse de l’offre. On reprend ci-dessous une partie de leur étude intitulée «Bordeaux 2020, quelle posologie économique pour le millésime du vaccin ?»
D’abord, une remarque personnelle. Sur le sites qui reprennent des commentaires des oracles, lisez ces textes, puis imaginez d’y mettre une note vous-même. Bonjour la quadrature du cercle : tel vin noté 88 points est accompagné d’un texte aussi élogieux que tel autre vin noté à 95 points… J’exagère à peine… A la fin, la combinaison note+prix déclenche (ou non) l’acte d’achat avant même que le client ait pu déguster ce qu’il achète…
Les deux collaborateurs de l’EHL analyse notamment ce fonctionnement, «d’un système finement organisé, mais néanmoins tributaire d’importantes sources d’incertitude qui émanent du fait que la vente en primeur porte sur un produit non-encore terminé. Seuls des échantillons de vins en cours d’élevage étant dégustés et notés par un nombre restreint d’experts, la qualité finale ne peut qu’être estimée – possiblement avec un biais reflétant les préférences des experts en question. On parlait ainsi il y a quelques années de « parkérisation » en faisant référence à des vins vinifiés dans un style aligné sur les préférences de Robert Parker (qui fut le « gourou de Bordeaux » avant sa retraite en 2014) qui les récompensaient par des notes élevées. La situation économique et l’état du marché sont également susceptibles de changer entre les moments de la vente en primeur et de la livraison. Concrètement, il en résulte que la question du « juste prix » auquel un vin devrait être vendu sur le marché primeur est fondamentale (car elle détermine le succès, ou l’insuccès, d’un vin) mais difficile à répondre.»
Le millésime 2020 fait suite à une décennie hors-norme pour Bordeaux
Avant de se plonger dans le millésime 2020, il est utile de jeter un œil sur ce qui s’est passé ces dernières années. Il y a 11 ans, au sortir de la crise financière, le millésime 2009 était mis sur le marché, suivi par le millésime 2010. Ce sont des millésimes remarquables, mais le 2009 s’est bien mieux vendu car son successeur a souffert de hausses de prix excessives. Bordeaux est ensuite rentré dans une période de correction (avec des prix en baisse jusqu’à 30% voire 50% sur certaines références) qui ne s’est conclue que cinq ans plus tard. (…) Le rebond à partir de 2016 doit beaucoup à l’impulsion offerte par un nouveau grand millésime, 2015. Celui-ci a été suivi par 2016, encore plus grand. Les prix ont augmenté substantiellement mais sans excès. Bordeaux n’a pas répété les erreurs du millésime 2010, ouf ! Ensuite, 2017 fut marqué par le gel. Les quantités plus faibles ont incité les châteaux à maintenir des prix proches de 2016, malgré une qualité clairement inférieure. Le problème est qu’à Bordeaux, la demande et donc les prix dépendent principalement de la qualité et pas tant de la quantité. La campagne primeur 2017 se caractérisa donc sans surprise par des méventes. Le millésime 2018, vendu comme exceptionnel, a vu des hausses, parfois importantes, alors même que les prix partaient d’un niveau déjà très, voire trop élevé. Alors que la qualité aurait pu et dû engendrer une demande très forte, cela n’a pas été le cas – la faute à des châteaux trop gourmands. Ce petit retour historique illustre à la fois la volatilité des prix, mais également celle de la demande et du succès – ou non – des mises en marché des vins bordelais.
Grâce à une qualité encore une fois exceptionnelle et à des prix bien plus raisonnables, ce fut un succès pour le millésime 2019. (…) Au final, la pandémie, en 2020, a obligé les châteaux à faire un effort sur les prix tout en leur donnant une excellente excuse pour le faire. Ici se situe tout le paradoxe : il fallait baisser les prix pour assurer une campagne réussie, tout en faisant attention de ne pas envoyer un signal trop fort au marché au risque de rendre les nombreux vins de 2017 et 2018 encore disponibles absolument invendables. La stratégie choisie a été de mettre des quantités limitées sur le marché à prix attractifs. Cela a été un succès.
Retour à la normale et trilogie de grands millésimes
Certes, le millésime 2020 bénéficie de conditions externes plus favorables que son prédécesseur, mais il est difficile de parler de normalité tant l’incertitude reste élevée. (…) On sait que, depuis 12 mois, la situation économique s’est améliorée, les prix des grands vins sont restés solides, et la qualité du millésime 2020 s’annonce excellente même si relativement hétérogène. Le changement climatique joue un rôle. Comme le note Jean-Marc Quarin, « la tempérance climatique louée à Bordeaux pour ses effets positifs sur la lente maturation du raisin, l’avènement de sa complexité aromatique et tannique, se voit ici de plus en plus mise à mal ». Les grands terroirs s’en sortent très bien, pour les autres le résultat est plus variable. Il y aura donc quelques très grands vins qui feront l’objet de toute l’attention du marché au moment de leur sortie.
Par contre, on ne sait pas comment le marché va réagir à cette succession unique de trois grands millésimes à la suite. C’est du jamais vu et cela amène naturellement à la question de la capacité du marché à absorber aussi rapidement un volume considérable de grands crus. Et puis, il ne faut pas négliger la question de l’équilibre inter-régional au sein du marché du vin. Entre 2011 et 2016, Bordeaux a vécu une contraction des prix alors que la Bourgogne s’envolait. Depuis 2018 ans, la Bourgogne est stable voire légèrement orientée à la baisse, alors que les prix des vins d’Italie (Piémont et Toscane) augmentent fortement. On est clairement dans une phase de rééquilibrage et on est en droit de se demander si cela pourrait être favorable à Bordeaux. Autrement dit, est-ce que le phénomène de « Bordeaux bashing » est terminé ?
Comment déterminer le juste prix ?
Les deux auteurs ont développé, en 2021, un modèle pour déterminer «le juste prix». (…) En matière de prix, le modèle fait ressortir qu’une stabilisation des prix relativement au millésime précédent (2019) serait raisonnable. Il faut toutefois noter que le modèle emploie le millésime précédent comme référence et fait donc implicitement l’hypothèse que ce dernier a été proposé à des prix adaptés. Afin d’examiner l’impact de cette hypothèse implicite, nous avons refait l’exercice en prenant 2018 comme référence. Ce millésime ayant été offert à des prix bien plus élevés que 2019, les résultats sont sensiblement différents : dans ce cas, le modèle suggère que les prix devraient augmenter de 17% par rapport à 2019 (ce qui correspond à une baisse de 6% par rapport à 2018). Compte tenu du fait que 2019 s’est très bien vendu alors même que 2018 est considéré comme un relatif échec commercial, il semble que 2019 soit un meilleur point de référence. En résumé, le modèle suggère que la hausse des prix relativement à 2019 devrait se situer entre 0% (lorsque 2019 sert de référence – ce millésime semble avoir été lui-même proposer à des prix réalistes) et 17% (lorsque 2018 sert de référence – mais ce millésime était très probablement trop cher). Dans l’ensemble, et compte tenu des circonstances particulières ayant entouré la sortie du millésime 2019, une stabilisation voire une légère hausse (de l’ordre de 5% à 10%) des prix sur les vins de 2020 par rapport à ceux de 2019 serait logique.
Maintenir des prix attractifs: pas plus de 10% de plus!
A ce stade, la plupart des hausses de prix relativement au millésime 2019 restent modérées. C’est cohérent avec le modèle. Celui-ci suggère que les hausses les plus importantes relativement au millésime 2019 ne devraient pas excéder 10%, et ce uniquement pour quelques vins tels que certains rares Pomerol (en particulier Vieux Château Certan), les premiers crus (Château Haut-Brion) et les grandes réussites du millésimes (Smith Haut-Lafitte). Parmi les vins déjà sortis, certains ont augmenté leurs prix au-delà de ce seuil, les premiers signes suggèrent que ces hausses sont excessives et ont réduit la demande pour ces vins.
Avec l’afflux de grands millésimes à Bordeaux mais également ailleurs en Europe, il serait sage de la part des châteaux qui doivent encore sortir de ne pas se montrer trop gourmands et de maintenir des prix attractifs afin de garantir une campagne réussie. Cela serait le meilleur moyen de ramener l’intérêt du marché vers Bordeaux. Car, ces dernières années, l’achat en primeur est globalement devenu moins intéressant. Le marché s’est financiarisé, avec l’arrivée d’investisseurs, et les châteaux ont cherché à garder une part aussi importante que possible des profits éventuels. Il en résulte que les opportunités sont devenues plus difficiles à identifier. Mais elles existent toujours. En général, la clé repose sur la capacité à identifier des vins qui sont sur un trend favorable (qualité et réputation en hausse), dont les prix sont encore raisonnables et qui semblent avoir tout particulièrement bien réussi leur millésime. (…)
©thomasvino.ch