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Posted on 20 novembre 2022 in Tendance

Je n’irai ni à Zurich, ni à Canossa…

Je n’irai ni à Zurich, ni à Canossa…

Ma dernière chronique mise en ligne ce dimanche sur les5duvin. Dois-je vous parler de mes états d’âme de journaliste suisse confronté aux préoccupations mercantiles du monde exigu des vins locaux écoulés en circuit fermé — 1% d’exportation à tout casser — où les vins indigènes ne représentent plus que 35% de la consommation ?

Vous pouvez vous abstenir de me lire… Sinon, accrochez-vous…

Par Pierre Thomas

Or donc, ce jeudi 24 novembre, je n’irai pas à Zurich, la capitale économique de la Suisse, à la «journée des stars des vins vaudois», à laquelle m’a conviée une agence de marketing, spécialisée dans la «création de ponts entre les régions linguistiques». Car il faut le rappeler, 80% des vins suisses sont produits en régions francophone ou latine, tandis que 75% des clients potentiels sont situés en région germanophone. Un cas unique pour un pays producteur de vin, où l’«exportation» se réalise à l’intérieur de ses frontières, vers un marché parlant une autre langue. Impensable pour des Français, des Espagnols et même des Italiens, Haut-Adige et Vallée d’Aoste, dans une part modeste, exceptés…

Quand Lausanne ignore Zurich

Jusqu’ici, on essayait de faire venir des Suisses alémaniques en Suisse romande, pour les convaincre de boire «local». Désormais, on porte le verre sur place…

Cet été, ce fut cocasse. J’ai reçu un message d’une autre agence de marketing de Zurich qui m’invitait à une dégustation de vins vaudois à l’Ecole hôtelière de Lausanne, le 29 août. La dame zélée ignorait que ce jour-là, se tenait le principal événement concernant les vins suisses (vaudois compris…) à Zurich, le Swiss Wine Tasting, qui a attiré cette année près de 2’000 personnes, un record. Et où j’avais annoncé me rendre, sur ce site précisément !

En plus d’une boussole, les Vaudois auraient besoin d’un agenda pour éviter de fixer à Lausanne le plus grand événement des vins vaudois le jour où le plus grand événement des vins suisses a lieu à Zurich… Ce jeudi 24 novembre, ils ont failli faire aussi bien. La veille, le 23 novembre — facile à retenir, c’est le jour de mon anniversaire ! —, les Valaisans célèbrent les meilleurs crus de leur canton, les «Etoiles du Valais». Ils l’ont fait pendant plusieurs années à Lucerne, Berne ou Fribourg, en terrain à conquérir. Cette année, à la suite d’un millésime 2021 calamiteux, du moins en quantité, ils reviennent dans leur Vieux-Pays, à Monthey, en face d’Aigle, à mi-chemin de Lausanne et Sion. Et c’est l’occasion de rencontrer de nombreux producteurs du principal canton viticole suisse (un bon tiers de la production, sur un tiers de la surface). Bon, les Valaisans ne craignent pas les collisions de dates non plus, puisque le même jour, VINEA, salon des vins suisses à Sierre, annonce une dégustation à… Zurich.

L’escargot rattrape le chasselas

Revenons aux Vaudois, deuxième canton producteur de Suisse… Depuis 2008, le label Terravin, qui va fêter ses 60 ans en mai prochain par des vignerons — et, à l’époque, contre le «grand commerce» — faisait déguster 16 chasselas pré-sélectionnés pour leur excellence tout au long de l’année, à un large panel de dégustateurs, dont des Suisses alémaniques. Parfois, un invité d’honneur s’exprimait. J’ai raté l’honorable Hugh Johnson, le 23 novembre (!) 2011, au Restaurant de l’Hôtel-de-Ville de Crissier, qui était venu prêcher la bonne parole : combien les vins suisses sont si délicieux que les Helvètes ont raison de les garder pour eux seuls, plutôt que de les partager avec le reste de la planète… L’humour anglais chassait les marchands du temple: j’en ris encore !

Du marketing, version bêta

Cette année, Terravin rompt avec son cérémonial de novembre. A Zurich, seuls 8 chasselas seront dégustés, avant un repas servi par le cuisinier de l’année 2021 selon Gault et Millau (suisse), Stefan Heilemann, à l’Hôtel Widder de Zurich. Se déplacer pour 8 vins ? Pour 16 en forme de coupe avec, au quatrième tour, naguère sur ma propre suggestion, un vrai duel en finale, passe encore… Mais le label Terravin, associé à l’Office des vins vaudois, a cru bon compléter cette sélection réduite de moitié, par 8 autres vins, estampillés «Escargot rouge». Et produits en deux versions : Original, fruité et rond, et Sélection, vin structuré élevé en fûts de chêne, certifiés par les dégustateurs Terravin.

36 producteurs vaudois (sur plus de 300…) proposent la marque «Escargot rouge». Les deux plus gros, Schenk et la Cave de La Côte, diffusent leur propre marque, Helix, vendue dans la principale chaîne de magasins suisses.

Et c’est l’objet de mon ire !

En gros, ce «produit marketing» est destiné aux Suisses alémaniques, réputés aimer les vins rouges légèrement doux, comme ceux issus du cépage primitivo des Pouilles. Une agence de marketing (encore une !) a donc imaginé qu’il suffisait d’imiter cette mode pour à la fois convaincre les Alémaniques de boire du rouge vaudois et pour écouler, au passage, des stocks de vins rouges difficiles à vendre, faute de notoriété.

On aurait pu élaborer un tel breuvage en «vin de table» — on sait le succès fulgurant des «vins de France» —, voire en «vin de pays»…  Mais avec ou sans sucre, ce produit aurait alors perdu toute allusion à son origine de «vin vaudois». Seule l’«appellation d’origine contrôlée» (AOC) permet de revendiquer cette provenance sur l’étiquette. Voici donc ces Escargots rouges, obligatoirement des assemblages en AOC, pour défendre l’image du vin vaudois. A la clé, interdiction d’ajouter du moût concentré rectifié, ce MCR, sorte de liqueur d’expédition qui arrondit les angles du vin, ou des copeaux de chêne pour l’aromatiser au goût du jour, deux manières simples d’assouplir un produit — le règlement AOC l’interdit.

Original ou copie ? Image brouillée

Jusqu’ici, les apprentis sorciers qui se sont prêtés au jeu ont refusé de mentionner combien de sulfites il faut ajouter pour stabiliser un vin auquel on a laissé du sucre, lors de la vinification. Des fiches techniques délivrées par des producteurs espagnols sincères ne laissent planer aucun doute : plus il reste de sucre dans un vin rouge, plus il y a de milligrammes de SO2. C’est à l’envers de la tendance des consommateurs qui, à tort ou à raison, préfèrent des vins avec peu de sulfites et donc moins arrangés (comme on le dit du rhum).

Qu’un jour, on puisse croire que le vin vaudois est ce machin sucrotant, c’est aussi nier le choix, en toute connaissance de goût, d’un rouge moelleux des Pouilles ou de Vénétie plutôt que d’un vin sec du Piémont ou de Toscane : des régions italiennes différentes, d’autres cépages, d’autres manières de vinifier. Sans mésestimer que, selon l’adage popularisé par Canada Dry ça a la couleur de…, le goût de…, mais ça n’en est pas ! —, le consommateur préfère l’original à la copie… surtout si cet original est vendu moins cher et correspond naturellement à une image sudiste de dolce vita. Bon, les Vaudois ont bien La Côte et la Riviera lémaniques…

Alors, se rendre à Zurich, en passant par Canossa, pour se taper la cloche après avoir sonné le tocsin des vins rouges vaudois en péril ?

Non merci !

Ce coup-ci, désolé, ni pique-assiette, ni homme sandwich.

©thomasvino.ch