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Posted on 8 décembre 2022 in Tendance

Vins de la Ville de Lausanne: une page d’Histoire

Vins de la Ville de Lausanne: une page d’Histoire

Hospices de Beaune, 162ème vente ; Ville de Lausanne, 220ème vente ! Mais qui sont ces Français qui ne savent pas compter jusqu’à 220 ? — pour paraphraser Prévert et son décompte des rois Louis. Le fait est que ce samedi 10 décembre 2022 aura bel et bien lieu la 220ème mise aux enchères publiques des vins du chef-lieu vaudois, à l’Hôtel-de-Ville. Et, à la même heure, le matin, la séance de signature de mon dernier «opus»«111 lieux à Lausanne à ne pas manquer», à deux pas, chez le libraire Payot. Dernières nouvelles: les deux événements se sont bien déroulés… A la mise des vins, qui a fait salle comble à l’Hôtel-de-Ville, 12’732 bouteilles ont été vendues aux enchères pour une recette totale de 179’693 francs.

Par Pierre Thomas (texte et photos)

Pur hasard du calendrier ! C’était la seule date libre avant Noël, alors que les vins se vendent toujours le 2ème samedi de décembre.

Le guide, paru chez l’éditeur allemand emons: (et donc disponible en ligne et dans les bonnes librairies), je l’ai écrit avec deux amis, l’architecte spécialisé en monuments historiques Uli Doepper, et le journaliste Michel Zendali, où chaque lieu est illustré par la photographe Martine Dutruit.

Je n’ai, bien sûr, pas manqué d’évoquer le riche passé vitivinicole de Lausanne, qui fait partie désormais du réseau des Great Wine Capitals, et les recevra du 22 au 26 octobre 2023, pour leur assemblée annuelle, et pour la première fois.

Un patrimoine historique

Avec ses 33 hectares de vignoble, Lausanne est le plus grand propriétaire de vignes de Suisse en mains d’une institution publique, en l’occurrence la Ville. Et non l’hôpital, comme à Beaune. La constitution du domaine lausannois résulte de l’Histoire. La Ville se dit «vigneron.ne.s encaveur.euse.s» depuis 1536. C’est la date de l’arrivée des Bernois et de la religion protestante dans l’évêché de Lausanne et la sécularisation des biens catholiques. Seul le Clos des Abbayes, au Dézaley, le cœur de Lavaux (photo ci-dessous), inscrit depuis 15 ans au Patrimoine mondial de l’Unesco, remonte à ce temps. Les autres domaines, à Lavaux (Clos des Moines, en Dézaley, et Burignon, à Saint-Saphorin) ont abouti dans le patrimoine de la Ville peu après que les Bernois en furent chassés, soit en 1803, comme les domaines de La Côte, le Château Rochefort, à Allaman, et l’Abbaye de Mont(-sur-Rolle).

Depuis 2014, c’est dans ce dernier lieu que les vins sont mis en bouteille, après avoir été vinifiés par les équipes de la Ville, dans les domaines de Lavaux et de La Côte. Pour éviter toute contrefaçon, la mise aux enchères des vins primeurs — ce samedi, dès 8 h. du matin, on achètera donc des 2022 ! — ne se fait qu’en bouteilles, et non en vrac, qui sont livrées au printemps suivant, à l’Abbaye de Mont.

La Ville a aussi mis depuis peu toute une stratégie commerciale en place pour vendre en direct, via son site Internet, dès après la «mise» de ce samedi, et tout au long de l’année. Raison pour laquelle, malgré une vendange 2022 «où la qualité et la quantité ont été rendez-vous; c’est rare, mais c’est vrai!», assure le vigneron de Lavaux Luc Dubouloz, les lots écoulés en live sont 259, soit à peine davantage qu’en 2021 (243).

La Ville a diversifié ses «produits», avec une trentaine de flacons différents, à majorité en chasselas, avec des étiquettes dites historiques — celles de la «mise» aux enchères — et d’autres modernes, la gamme L, avec des vins blancs, rouges et même orange-nature… Mais elle tient à la tradition : la Baronnie du Dézaley, groupement fondé en 1994, coopté de neuf, puis de onze producteurs de ce Grand Cru, vient d’accepter en son sein le Clos des Moines, qui livrera 3’000 bouteilles de chasselas dès le millésime 2022, mis dans le commerce au plus tôt le 1er septembre 2023. Et permettra d’ajouter ainsi une 12ème bouteille à la caisse du millésime, vendue par la Baronnie. Non pas une sélection tirée des cuves du Clos des Moines, mais bien d’un charmuz, une terrasse, dont les raisins, récoltés en principe un peu plus tard que le reste du domaine, seront vinifiés séparément.

Des vins qui doivent se faire

Juste avant la vente aux enchères, les vins primeurs dégustés au carnotzet de l’Hôtel-de-Ville s’avéraient tous dans une phase délicate de leur jeune vie. Entre arômes fermentaires (Burignon, Clos des Abbayes, où la fermentation malolactique a été bloquée sur la plupart des cuves) et de fermentation plus lente (en levures naturelles sur le chasselas de l’Abbaye de Mont, en pleine malolactique), le Clos des Moines proposé à la mise paraissait le plus «mûr», issu d’un sol profond, argileux et peu sensible au stress hydrique et donc à la canicule de l’été 2022.

A noter de rares assemblages rouges, comme ce curieux et savoureux Clos des Abbayes, mi-merlot, mi-gamay, attelage insolite, mais de belle aromatique déjà sur le cuir et le tabac, avec des tanins souples, le classique et fruité Burignon, gamay-pinot, et non l’inverse (2/3 de gamay, 1/3 de pinot), dans un style Beaujolais, avec un quart de grappes entières, l’assemblage solide et panaché de Rochefort (50% de pinot puis gamay, galotta, gamaret, garanoir), déjà épicé et juteux, un peu sauvage, avec un bon soutien acide, et le rouge de l’Abbaye de Mont, à majorité de pinot (80%), mais qui pinote peu, encore dominé par les arômes primaires du gamay et le garanoir, au nez fumé, au jus riche et suave. Rappel: les vignes de Mont-sur-Rolle et de Rochefort sont cultivées en biodynamie depuis 2016 et 2011 et la vinification suit les principes d’un minimum d’intrants du cahier des charges du label Demeter.

Des vignes symboliques en ville

Vous avez remarqué que je ne parle pas (encore !) de vignes plantées en ville de Lausanne. Les dernières, la Ville les a vendues vers 1920 et a proposé en 1917, en vente aux enchères, 1480 litres de chasselas du Crêt de Montriond, la dernière vigne «citadine»

Quant à la première répertoriée, elle date d’avant le défrichement du Dézaley, en 901, en Mornex, juste au-dessus de la gare de chemin de fer actuelle. On sait qu’au 18ème siècle, un quart des Lausannois avaient un rapport avec la vigne, non pas comme consommateurs de vin, mais comme propriétaires, exploitants ou marchands. Et vers 1860, 64 vignerons étaient encore dénombrés sur le territoire de la commune de Lausanne…

Du Lausanne ? Non, du Lutry !

Il a fallu attendre 1986, pour qu’on replante 600 ceps de divers cépages, sur la colline du Languedoc, face au lac, destinés à produire du raisin de table pour apprendre aux écoliers que le jus de raisin ne vient pas directement d’une bouteille… (photo ci-dessus) Et il reste aujourd’hui 720 pieds de vigne destinés à la cuve : 201 au ras du Léman, le Clos des Oschérins (plantés en 1992), 158 sur la parcelle du nouveau Parlement cantonal, à la Cité (plantés en 2017), tous de chasselas, et 360 pieds de merlot, sous le Lausanne-Palace (plantés en 2005).

Depuis peu, ce parchet se prétend Clos du Palace, vinifié par un domaine de Lavaux. Ce merlot figure en tête de la carte de la brasserie de l’hôtel (à 75 francs suisses les 75 centilitres!), sous la rubrique Lausanne. C’est un abus de langage et une entorse à la légalité : la parcelle n’est ni cadastrée ainsi, ni n’a fait l’objet d’une demande en ce sens auprès de la commission des désignations du vignoble vaudois. Lausanne n’est ni une commune viticole, ni même un lieu de production. Ses vins pourraient être classés en Lutry, AOC Lavaux. Et si ce merlot atteignait 5 degrés Oechslé de plus que l’ordinaire du lieu de production Lutry et n’était pas coupé au-delà de 10% de raisins provenant de la même région viticole (Lavaux), il pourrait porter le titre de Lutry grand cru

Et ça ne serait pas une «singerie» même si les habitants de Lutry s’appellent les Singes depuis qu’en 1571, des tailleurs de pierres bernois ont enluminé le portique de leur temple : ils venaient de la corporation Zum Affen(les singes, en français).

Voilà des détails historiques que vous apprendrez au détour des 230 pages de «111 lieux à Lausanne à ne pas manquer». Et mille et une autre chose…

Pierre Thomas

Chronique hebdomadaire du jeudi 8 décembre 2022, sur le blog les5duvin – WordPress.com,  actualisée après dégustation des vins de la Ville de Lausanne, le 9 décembre 2022.