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Posted on 12 mai 2023 in Vins européens

Istrie, sur les traces de la malvoisie à deux vitesses

Istrie, sur les traces de la malvoisie à deux vitesses

La Croatie, et plus précisément l’Istrie, est très fière d’accueillir la 30ème édition du Concours Mondial de Bruxelles, du 11 au 14 mai. A Porec, sur la côte adriatique, quelque 350 jurés internationaux jugeront 7504 vins, médailles à la clé. C’est l’occasion pour la viticulture locale de se montrer: 220 de ces échantillons proviennent de Croatie, dont 167 d’Istrie – à titrer de comparaison, c’est plus que la Suisse, avec 150 vins (10 de plus qu’en 2022).

Par Pierre Thomas, de Porec (Croatie), textes et photos

Et c’est pour moi, bombardé «ambassadeur» de ce concours (… il faut dire que j’ai participé à près de 25 éditions), l’occasion d’un coup de projecteur sur les deux cépages que la péninsule istrienne entend mettre en valeur désormais; à savoir, un blanc sec, la malvoisie, et un rouge à la fois fruité et corsé, le teran.

L’Europe de Schengen et des plages

Sur la scène internationale, depuis une vingtaine d’années, la Malvasia d’Istria fait son show. Non pas à Paris ou Bruxelles, mais à Londres ou New York. Elle a aussi participé aux grands événements de son vis-à-vis en mer adriatique, l’Italie, à Vérone ou à Merano. Un des trois œnologues vedette de l’Istrie, Gianfranco Kozlovic, qui, avec Ivica Matosevic et Moreno Degrassi, sont à l’origine de la relance de la malvoisie, ne se fait guère d’illusion sur le succès international de ce cépage blanc sec : «Depuis vingt ans, on présente nos vins à l’exportation, sans le moindre succès. Aujourd’hui, il faut les servir aux touristes qui reviennent en vacances sur notre littoral (1777 kilomètres de côte adriatique, sans compter une myriade d’îles). Nous avons une excellente gastronomie. On doit servir nos vins, nos meilleurs vins. Manger et boire local ! Et se battre pour la meilleure malvoisie et le meilleur teran.» 

Voilà qui a le mérite d’être franchement dit, en italien. Une langue que bon nombre d’Istriens parlent aussi, depuis que les Vénitiens s’y sont installés, presqu’en face de la Sérénissime, au XVème siècle; puis plus tard, quand le poète-soldat Gabriele d’Annunzio, proche de Benito Mussolini, rêvait de l’«entreprise de Fiume», en 1920, l’actuelle Rijeka. L’Istrie fut à nouveau italienne jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale… Puis elle passa à la Yougoslavie du maréchal Tito, qui fit de l’île de Brijuni sa résidence, avant des heures sombres de guerre d’indépendance (1991 – 95), après la chute du régime communiste. Aujourd’hui, la Croatie a rejoint l’Union européenne, dont elle a adopté cette année la monnaie (l’euro) et fait partie de l’espace Schengen, annonçant une relance du tourisme, en provenance libre du centre-est du Vieux-Continent.

La malvoisie, nom générique

Cette Malvazija istarska couvre à peu près 55% des quelque 3000 hectares de vigne en production de la péninsule, au climat typiquement méditerranéen. Mais d’où vient-elle ? Elle a une histoire aussi tourmentée que celle de la Croatie, qui n’est ni tout-à-fait l’Europe centrale (les Autrichiens s’y sont installés pour un siècle, dès 1797, avec une parenthèse napoléonienne), ni, déjà, les Balkans, mais un entre-deux largement ouvert sur la mer.

L’ampélographe Pierre Galet, qui consacre une trentaine de pages de sa somme sur les cépages aux malvoisies blanches, précise que ce nom recouvre, historiquement, la provenance d’un vin. Citée par le métropolite d’Ephèse en 1214 — il y a plus de mille ans ! — elle intéresse les Vénitiens dès la fin du même siècle, le XIIIème. Redoutés marchands, les Vénitiens font commerce des vins de Grèce. Il les chargent sur leurs bateaux d’abord à Monemvasia, un port sur une presqu’île du Péloponèse. En 1342, le «vinum de Malvasias» n’est plus assujetti à l’impôt, dans la cité des Doges, qui a conservé une piazzetta et une rue à son nom. Malmenés par les Turcs, les Vénitiens se rabattent sur la Crète, qu’ils occupent de 1463 à 1669, quand ils doivent céder la grande île à leurs ennemis (qui y resteront jusqu’en 1882).

Pour l’encyclopédie des cépages Wine Grapes (2012), la malvoisie «est un nom générique» qui recouvre des vins dont les cépages à leur origine sont restés inconnus. Ce qui n’empêche pas une quinzaine de cépages blancs ou noirs de porter ce nom, sans compter les désignations abusives; et notamment la malvoisie du Valais et celle d’Ancenis, qui désignent le… pinot gris).

D’Istrie ? Mais aussi de Lipari, de Sardaigne, de Sitges…

Le livre de Jancis Robinson, Julia Harding et José Vouillamoz rappelle que la «malvoisie d’Istrie» a été mentionnée pour la première fois en 1891. On l’a d’abord prise pour la «malvoisie di Candia», celle de la vigne donnée à Léonard de Vinci à Milan, en récompense de sa peinture de la Sainte Cène. Mais une analyse ADN de 2007 a démontré, selon Wine Grapes, que «les» malvoisies de Lipari, de Sardaigne, de Sitges (Catalogne) et de Teneriffe (îles des Canaries) sont identiques. Dans un livre publié par Slow Food Italie en 2005, les malvoisies de Lipari et de Sardaigne, sur deux pages en regard, étaient encore distinguées, parmi les neuf cépages blancs portant le nom de malvasia en Italie. A lire les deux textes, avec une description quasi-identique, le lecteur moyen avait déjà l’impression d’une équivalence…

Mon récent voyage dans les îles éoliennes (lire le reportage ici) m’avait déjà convaincu de l’intérêt de la malvoisie traitée en vin sec, qui est en vogue désormais aussi en Italie. La dégustation des exemples donnés en Istrie confirme cette impression.

Bien sûr, comme tous les vins blancs secs, la malvoisie a bénéficié des derniers procédés de vinification : pressage doux, macération pré-fermentaire à froid pour extraire des arômes, débourbage strict, vinification à température contrôlée, levures sélectionnées, élaboration en cuve inox, etc.

Un vin blanc vif et frais à boire rapidement…

C’est particulièrement vrai pour 80% des vins vendus à flux tendu, durant la saison touristique, d’avril à octobre. On sait qu’avec les rosés et les mousseux, le vin blanc sec, dont on sait qu’il regagne des parts de marché sur les rouges, non seulement à l’apéritif, mais aussi à table, est très apprécié des touristes, notamment germaniques. «Tout le monde attend le nouveau millésime à Pâques. Honnêtement, ça n’est pas bon pour le vin, mais excellent pour notre économie», commente Gianfranco Kozlovic, en faisant déguster la cuvée de base 2022 (200’000 bouteilles), au nez de fleurs blanches (on parle d’acacia !), à l’attaque fraîche, sur des notes de litchis et de citron, vif et agréable, et sans prétention, sinon celle d’un plaisir simple et immédiat. «L’équilibre vient avec le temps, la complexité aussi !» explique le vigneron, qui sert sa Sélection 2020 : jaune à reflets dorés, nez d’amande, de nougat, puissant, gras, où l’amertume paraît gommée par la vivacité et ses notes de zeste de citron.

On aborde alors le chapitre de la «deuxième vitesse» de la malvoisie. Kozlovic, avec sa fille Janna, 24 ans (photo ci-dessus), qui vient de terminer, en décembre passé, ses études d’œnologie à Geisenheim (Allemagne), on parle de longue macération, d’élevage sur lies et en «amphores».

En amont, père et fille prônent «une approche naturelle de la viticulture», avec l’appui de consultants italiens. Ils travaillent dans le terrain, pour réhabiliter des lieux-dits à Buje, village viticole réputé, dans un environnement de collines qui ressemblent au Piémont italien, comme Santa Lucia (photo ci-dessous). La vigne a été plantée en 1961, le jus et les peaux macèrent durant quatre jours, puis le vin est élevé douze mois dans des fûts de 5000 litres de chêne de Slavonie (une autre région viticole croate !). On goût le 2017, le nez s’avère complexe, avenant, avec des notes de citron confit, on retrouve une trame sur une amertume positive, le milieu de bouche est plein et la finale reste tendue. Un vin à la fois mature et frais, une combinaison idéale de grand blanc, que les Piémontais cherchent désormais avec le timorasso (objet d’un prochain reportage…).

Le terroir avant le cépage ?

Cette seconde manière de vinifier la Malvazija istarska, Ivica Matosevic, le pionnier qui se met en scène comme une rock star, la cultive lui aussi. Dans sa cave, à l’opposé des locaux ultramodernes de Kozlovic, où cuves en inox et fûts de divers format sont juxtaposés, Matosevic, pipette à la main, fait faire le tour des barriques : chêne français, mais aussi acacia (on utilise aussi le bois du mûrier). Les vinifications se font parcelle par parcelle, de terres rouges, de terres blanches, plus calcaires, ou de terres brunes, plus lourdes, le bois judicieux en rapport. Au passage, le vigneron, formé en agronomie à Udine (Frioul italien) distille les conseils : «Quand la malvoisie mûrit trop, l’acidité baisse et on perd l’équilibre». Sa malvoisie 2022, issue de parcelles en colline, à 90% de sols calcaire blancs, offre un nez de fleurs de sureau, de camomille et de tilleul, l’attaque est ample et la finale porte cette signature légèrement amère de la malvoisie… Il précise que le style des vins ne vient pas de nulle part : «On est allé chercher à Londres, chez les sommeliers, l’orientation du style de nos vins.»

On croit deviner chez Matosevic une attirance pour le «terroir», savoir-faire de l’œnologue compris, plutôt que pour le (mono)cépage. Il le prouve par l’implantation d’un vignoble en (relative) altitude dans les collines du centre de l’Istrie, un «cru», Grimalda, dont il tire deux vins d’assemblage : un blanc, à base de 50% de malvoisie, complété par 35% de chardonnay et 15% de sauvignon, fermenté et élevé en barriques, au bon volume (2019), avec des notes de nougat et de pâte d’amande, et de fruits exotiques, et un rouge, à base de 60% de merlot, avec 30% de teran et 10% de cabernet sauvignon, à la fois frais (2018), avec des notes de griotte, mais aussi un peu sauvages et végétales, tirant avec l’évolution vers le tabac.

Un clin d’œil sardo-catalan

Récemment, j’étais dans le Roussillon. Du côté de la vallée de l’Agly, Pierre Boudau m’a fait découvrir sa «malvoisie pure souche». Mon commentaire de dégustation, pour ce 2021, rejoignait étrangement celui d’une Malvazija istarska dans sa deuxième version, avec un élevage à 50% en barrique de chêne français. Stupéfiant ! Mais pas étonnant : la vigne, replantée en 2010, l’est avec des ceps sélectionnés par la station viticole de Tresserre (Pyrénées-Orientales) auprès de collègues de Sardaigne «où la malvoisie du Roussillon a été retrouvée pour être réimplantée».

A lire cette notice, il s’agit donc toujours de la même malvoisie ! Détail à ajouter à la saga historique qui passe par l’Istrie, les îles éoliennes, les Canaries, la Sardaigne et… Sitges, près de Barcelone. Les rois de Majorque, installés un temps à Perpignan, ont régné sur la Catalogne au 12ème siècle. Et un texte prétend que la malvoisie serait arrivée en Catalogne avant d’être «réexportée» en Sardaigne ! Depuis les Phéniciens, puis les Grecs, les Romains, en passant par les Vénitiens, les amateurs de vin n’ont cessé de tisser une vaste toile d’araignée sur leur Mare nostrum.

Chronique parue sur les5duvins, le 10 mai 2023.