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Posted on 9 juin 2005 in Vins français

Bourgogne — Les vignerons pleurent les Helvètes

Bourgogne — Les vignerons pleurent les Helvètes

Ventes en chute libre
Les Bourguignons pleurent les Helvètes

A les entendre, c’est la plus grosse défaite depuis la bataille de Morat le 22 juin 1476. Au Vully, on appelle encore le pinot noir, le «sang des Bourguignons». Les vignerons d’une des plus prestigieuses régions viticoles de France ne comprennent pas pourquoi ils ne remontent pas la pente suisse. Essai de décryptage sur place.
Pierre Thomas
«La Suisse, on ne sait pas comment l’attaquer. On déplore la chute des ventes, mais on ne sait pas comment réagir.» François Delorme, 66 ans, président sortant du Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne (BIVB) est désemparé. Avec une dizaine de collègues, pour la plupart de jeunes vignerons, il reçoit des journalistes suisses, au caveau de Rully. Dégustation à la bonne franquette de cette appellation méconnue de la Côte châlonnaise.
Peu de vignerons ont un importateur — pas même le Domaine de la Renarde du président Delorme. Ici, on faisait confiance à la proximité : la Suisse n’est qu’à trois (petites) heures de voiture. Mais voilà, les Helvètes préfèrent foncer sur les autoroutes, direction plein Sud, ou partir en week-end dans les villes européennes à prix cassés, avec les avions «low coast» ou… le TGV.
Plus dure sera la chute
En quelques années, la Bourgogne a cessé d’être ce «jardin» de la Suisse, que le franc lourd rendait plus prospère. La rupture s’est faite dans les années 1990. Et en 2003, le paroxysme est atteint : la Bourgogne vend aux Suisses 24% de moins de vins, en volume (2,2 millions de bouteilles) et en valeur (18,5 millions d’euros). La chute est moindre pour les blancs (- 6%) que pour les rouges (près de 30%). La Suisse reste pourtant le cinquième client de la France à l’export (5% en valeur). Mais la France ne cesse de perdre des parts de marché en Suisse. En 2004, elle a été supplantée, en tête des vins importés, par l’Italie (44,4 millions de litres, contre 42 millions).
Au BIVB, le communicateur Dominique Lambry croit dur comme fer à l’avenir des vins blancs. «Aujourd’hui, les 26'000 hectares de la Bourgogne et ses cent appellations produisent deux tiers de vins blancs. Ce sera bientôt trois quarts. La tendance est aux blancs. On le voit : au Japon, aux Etats-Unis, en Scandinavie et en Angleterre, les citadins consomment davantage de vin blanc… La surproduction mondiale de 25% concerne principalement le rouge.» Même la Suisse paraît progresser : elle achète certes un peu plus de vins blancs depuis la globalisation du contingent, en 2001, mais les trois quarts des vins importés de Bourgogne demeurent des rouges !
Le temps travaille pour elle
Chez Bouchard Père et Fils, racheté par le Champenois Joseph Henriot, il y a tout juste dix ans, le jeune «export manager» Vincent Avenel, 34 ans, affiche un optimisme inoxydable. «Depuis quatre ans, on augmente nos ventes de 20% chaque année en Suisse» — en Suisse romande, Testuz vient de se profiler comme son importateur.
La maison, d’une tradition remontant à la Révolution française, est assise sur un trésor de six millions de bouteilles, soit l’équivalent de dix ans de production. «En 1999, M. Henriot a fait mettre de côté 50'000 flacons. On s’intègre dans une histoire, dans le long terme», explique Vincent Avenel. Et il balaie d’un revers de main l’objection du prix exagéré des vins bourguignons : «Avec les bourgognes, on ne cherche pas le rapport qualité-prix ! Mais on sait quel plaisir on peut s’offrir et pour quel montant. Le bourgogne est un vin de passionnés. Quand ils auront fait le tour du monde, les jeunes consommateurs finiront tous par boire du bourgogne.»
A ce tarif, la Suisse risque encore de rester sur le bas-côté de la légendaire Nationale 74 Dijon-Beaune… Car des restaurateurs romands, interrogés pour le magazine «Bourgogne Aujourd’hui», le confirment : ces vins ont perdu une part importante de leur clientèle sur les meilleures tables du pays. Les rouges les moins chers sont concurrencés par les pinots noirs suisses, désormais élevés en barriques. Et les plus chers sont hors de prix, quand on applique la règle du multiplicateur.

Eclairage
Ce 2003 qui brouille l’image

Une chance : il y a un tiers de bourgogne en moins en 2003. Ni le chardonnay, ni le pinot noir ne se sont accommodés de la canicule. Le premier a donné des vins blancs mous, acidifiés par ajout de tartrique, un mode de faire courant en Californie ou en Australie. Le second est marqué par des arômes de réglisse, de fruits noirs et, souvent, de géranium, dû au raccourcissement du cycle végétatif.
Mais le 2003 a meilleure réputation en rouge qu’en blanc. A la faveur d’une tournée de caves avec l’importateur Bertrand Cosandey (Granchâteaux à de La Conversion (VD), voici un florilège. Pour Henri Boillot, à Volnay, ce 2003 reste «une énigme. Qu’est ce qui va tenir les blancs ? L’extrait sec, qui est aussi important que l’acidité. Car, sans la structure, l’acidité ne suffit pas au vin.» Pour Sylvain Pitiot, le régisseur du Clos de Tart, à Morey-Saint-Denis, «les rouges 2003 sont dans la mouvance des vins modernes, denses et mûrs. Même si on n’espère pas aller dans cette direction en Bourgogne ! On les dit prêts à boire… et ils seront prêts à boire pendant longtemps.» Pragmatique, Bertrand Ambroise, à Nuits-Saint-Georges, constate : «Ces 2003, il faut les boire par peur du vide : nous n’avons aucune expérience d’un millésime aussi chaud. Si c’est bon, buvons !»
Restent les 2002, classiques et souvent réussis, et les 2004, en devenir, «un millésime spontané, sans hypocrisie, avec une maturité de pulpe et pas de peau», selon François Millet, l’œnologue du domaine du Comte Georges de Vogüé, à Chambolle-Musigny. Et où «la grenouille ne se changera pas en bœuf» comme en 2003.

Article paru dans Hôtel + Tourismus Revue, le 9 juin 2005.