Taurasi : trente ans pour s’affirmer et s’affiner!
Le grand cru rouge de Campanie, à base d’aglianico, vient de passer le cap de ses 30 ans de sa DOCG, la mention la plus élevée d’Italie, et seule du sud de l’Italie, en attendant la reconnaissance du Ciro calabrais (prévue pour ce début 2024, mais pour le Riserva rouge seulement!).
De retour de Campania Stories en mai 2023, Pierre Thomas
Trente ans pour s’affirmer. Trente ans, aussi, pour s’affiner ! Ce rouge corpulent, tanique et vif, promis à un long vieillissement pour s’arrondir, revient peu à peu de ses errances. Les critiques italiens y vont encore de leurs reproches sur l’excès d’extraction, l’astringence et le renforcement des tanins du jus par l’apport de bois neuf. Et les producteurs, eux, s’adaptent.
Faire des Taurasi de vrais crus
En dénomination d’origine contrôlée et garantie (DOCG), le Taurasi est né du tremblement de terre de 1980, qui avait détruit la région d’Avellino. Gianni Fiorentino s’en souvient fort bien. Economiste au service d’un fond pour la reconstruction de la région après la catastrophe de 1980, il a changé de job et s’est décidé à élaborer du vin. Il est revenu dans la maison familiale, où sa mère faisait un peu de rouge dans sa cuisine… Il a fait appel à un fameux agronome de Toscane, Lorenzo Landi, qui lui a conseillé de replanter ses 4 hectares en taille Guyot.
Aujourd’hui, Fiorentino se bat pour la définition de «crus» et vinifie ses vins séparément, en parcellaire. La majorité des vignes de la région sont situées entre 400 et 800 m. d’altitude, à des expositions et des degrés de pente divers. Il a changé sa manière d’élaborer ses vins : «L’aglianico de l’époque ne me plaisait pas. On devait produire beaucoup parce qu’on vendait notre raisin. J’ai compris qu’il fallait affronter ce monstre sacré, travailler autrement à la vigne pour obtenir une matière première différente. J’essaie d’élaborer des vins qui me plaisent».
Une Ferrari si mal reconnue !
A Sant’Angelo all’Esca, au cœur de l’Irpinia, Milena Pepe, à la tête d’un domaine, Tenuta Cavalier Pepe, qui, en moins de vingt ans, est passé de quelques pieds de vigne autour de la maison familiale à 70 hectares, explique comment fonctionne le système d’appellation en Campanie.
Si elle produit 500’000 bouteilles par an, dont une moitié de vins blancs, en croissance, elle porte un soin attentif à ses rouges. Tout son aglianico est situé dans un périmètre apte à être classé Taurasi. Il est cultivé en taille Guyot, pour augmenter le rendement et éviter la surmaturation, dans un cycle végétatif long, puisque le raisin n’est parfaitement mûr qu’en octobre… «Tout le monde ne reconnaît pas notre Ferrari !», image la jeune femme, formée dans le Mâconnais, après des études de marketing en Belgique, où son père, fondateur de la Tenuta Cavalier Pepe, est propriétaire de restaurants — et le mot de cavalier ne fait pas référence à des chevaux, mais à l’élévation du propriétaire à ce haut rang de reconnaissance, sorte de «mérite agricole» italien. L’étalon noir de la Ferrari, la cavalière Milena a dû le dresser : depuis 2011, l’aglianico est vinifié dans des cuves de béton, revêtues de résine epoxy, puis en majorité en grands fûts (ci-dessous).
Une vision pyramidale
La productrice pratique sa propre échelle de qualité. Dans le périmètre apte au Taurasi, le raisin du bas du coteau donne un simple aglianico, en Irpinia DOC. Un cran au-dessus, avec 15% d’un autre cépage, en l’occurrence du merlot, en Irpinia DOP aussi, elle propose un Terra del Varo, aux arômes fruités de baie de cassis. Elle élabore de l’Irpinia Campi Taurasi DOP, une sous-zone de l’Irpinia, dont le règlement ne l’oblige pas à passer l’aglianico dans le bois, au contraire du Taurasi (12 mois pour le classique et 18 mois pour le Riserva). Dès 2015, la Riserva n’est plus élevée exclusivement en barriques de chêne français, mais passe en grands fûts de 30 hectolitres, en chêne français et de Slavonie. Milena Pepe a décidé de ne mettre sur le marché ses grands vins rouges que huit ans après la vendange et affirme que ses vins ont «70 ans de potentiel de vieillissement». Au concours Fivestars de Vinitaly 2020, son Taurasi Riserva 2013 a été nommé «meilleur vin rouge d’Italie» !
Pour être complet, il faut préciser que les appellations évoluent en cercle concentrique, de l’Irpinia, sur 118 communes de la province d’Avellino, à la sous-zone Irpinia Campi Taurasi, sur 24 communes au centre, jusqu’au Taurasi, limité lui à 17 communes. Le repli d’une appellation vers une autre se lit dans les statistiques : en 2018, Taurasi recouvrait potentiellement 1’100 hectares, mais seuls 400 hectares ont été revendiqués en DOCG, pour un total de 2,4 millions de bouteilles, soit une moyenne d’un demi-litre de vin au mètre carré. En fonction des règlements des DOP (et IGP), le rendement va du plus large et productif au plus étroit et moins généreux. En principe, l’échelle des prix suit cette hiérarchie pyramidale. Les Suisses — particulièrement les Vaudois — auraient pu en tirer quelque leçon…
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo en octobre 2023.