Zigzags en Champagne
Produit de luxe ou vin ciselé?
Jeu de pistes en Champagne
Il n’y a pas une mais de multiples manières d’élaborer un champagne. Voyage en zigzags dans quelques domaines de cette région viticole française, pilier de l’export, grâce, notamment aux Suisses, friands de ce produit de luxe.
Par Pierre Thomas
Le champagne peut revêtir des atours opposés : flacon à tirage limité soigné par un petit vigneron ou produit de luxe, reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires, où le coût du contenu est inversement proportionnel à celui du marketing et de la pub. Si le vin effervescent le plus connu au monde navigue entre ces deux extrêmes, au fil des siècle, grâce au savoir-faire, symbolisé par Dom Pérignon, il a mis toutes les chances de son côté pour réussir un vin acceptable dans une région septentrionale peu gâtée par le climat.
Mais tout change : avec le réchauffement climatique, les Champenois osent parler de viticulture respectueuse de l’environnement, voire de bio ou de biodynamie. Ils peuvent resserrer leurs objectifs sur des cuvées moins sucrées — par la betterave en chaptalisant les vins tranquilles et par le sucre de canne dans la liqueur d’expédition. En six étapes, un voyage dans la Champagne d’aujourd’hui.
Où l’on parle de levures «indigènes»
Avant d’obtenir de la mousse, par refermentation en bouteille, il y a du vin. Le champagne débute par la fermentation alcoolique. Chez Bérêche et fils, à Verzenay-Ludes (10 ha de vignes), pas de «levures industrielles», «sinon, vous avez des vins marqués champagne, mais pas typés terroir», assène Raphaël Bérêche (photo), 27 ans, associé avec son père et son frère. Pas de cuves inox, favorisant la «réduction», soit des vins fermés qui ne s’expriment pas. Pas de thermorégulation non plus : la fermentation alcoolique met le temps qu’il faut… jusqu’à trois mois. Pas de recherche de la fermentation malolactique, qui assouplit les vins en transformant l’acide malique (arôme de pomme verte) en acide lactique, plus tendre. L’usage du bois est modéré : peu de fûts neufs, d’une contenance de 350 à 600 litres. Ni bâtonnage, ni soutirage, ni filtration. Les vins sont réellement laissés… tranquilles. L’Extra-Brut Réserve (2 g./l. de sucre en dosage) est resté 36 mois en cave, il exprime une belle puissance, avec une impression de craie en bouche, et une finale vineuse sur les herbes et les fruits secs. Le Reflet d’Antan est constitué, lui, d’une «réserve perpétuelle», comme pour la «solera» à Jérez : deux tiers du vin est soutiré chaque année pour la prise de mousse et compensé par du vin nouveau et un tiers laissé en fût : vin complexe au nez, gras et puissant, avec des arômes d’écorce d’orange et de curry doux.
Où l’on parle de biodynamie
Changement de décor à l’autre bout de la Champagne, dans la Côte des Bars, au sud-ouest de Troyes, à deux heures de route de Reims, et à quelques kilomètres de la Côte-d’Or bourguignonne… Dans la maison Fleury, on fête cette année vingt ans de biodynamie, adoubée par les labels AB (agriculture biologique) et Demeter (biodynamie).
L’arrière petit-fils du fondateur, Jean-Sébastien Fleury, 33 ans, devant un «dynamiseur» (photo), s’étend longuement sur les mérites des préparations homéopathiques dispersées sur les 15 ha du vignoble… en ULM. Les Fleury sont des pionniers, en biodynamie depuis 1975. Aujourd’hui, une quinzaine de maisons les ont suivi, comme Leclerc-Brillant, Larmandie-Bernier, Duval-Leroy, Françoise Bedel, Raymond Boulard ou Georges Laval. Rappel utile, devant deux pressoirs traditionnels verticaux à plateaux (et un pressoir automatique ultramoderne) : «La qualité du champagne vient du pressurage, ici pratiqué en quatre fractionnements, la première presse, la cuvée puis la première et la seconde tailles.
La cave paraît plus classique : depuis qu’ils sont en biodynamie, les Fleury recherchent la seconde fermentation (malolactique) pour «un meilleur équilibre sucre-acidité». Ils sont fiers d’avoir pu développer, avec la Station d’essai champenoise et un laboratoire danois, une levure industrielle (Vitilevure Quartz) aux excellentes propriétés pour les vinifications languissantes. Avec son nez de pain grillé, de miel, et un soupçon d’oxydatif, mais une belle amplitude, le «Fleur de l’Europe» (dosé à 7 g.) est très agréable. Dans le chais, les foudres en bois pour les vins de réserve côtoient le stock des bouteilles sur lattes (photo).
Où l’on parle de «liqueur d’expédition»
La maison vient de mettre sur le marché une trilogie du millésime 1995, première année de biodynamie effective, en Extrabrut (3 g.), en Brut (14 g., soit à la limite autorisée pour le brut) et en Doux (53 g.). Une démonstration probante de l’influence de la «liqueur d’expédition», qui, selon le dosage, agit radicalement sur le goût…
On peut s’en convaincre dans le haut de gamme d’une union de coopératives (Union auboise, rattachée au groupe Alliance, qui produit Jacquard, Panier et Raoul Collet), chez Devaux. L’enseigne a laissé tomber sa veuve au passage, sauf pour les «marques d’acheteurs» de grandes surfaces, où elles prolifèrent (Vve Devaux, Vve Emille, Vve Pelletier)… L’Ultra D, dosé à 2 g., s’avère moderne, assez flatteur, sec, avec une légère amertume finale.
On retrouve une (vraie) veuve et ses deux fils, Charles-Henry et Emmanuel Fourny, dans la Côte des Blancs, à Vertus (photo), commune classée en premier cru. Le Blanc de Blanc (100% chardonnay) Brut Nature, sans le moindre dosage, est à la fois sec, citronné, avec une pointe d’amertume finale, tandis que la version légèrement dosée (à 5 g) est plus souple, sur une finale de pain grillé. Emmanuel, l’œnologue, a pris le parti de renoncer à la liqueur de tirage avec du sucre de canne, pour privilégier un moût rectifié, plus neutre.
Les Fourny sont, sans conteste, des jeunes à surveiller de près : leur cuvée de base (60’000 bouteilles), Grande Réserve Brut (80% chardonnay, 20% pinot noir, dosé à 6 g), à l’attaque ample, vineuse, d’un bel équilibre et d’une bonne longueur, est remarquable. «On ne peut tolérer aucun reproche sur le brut sans année qui porte une maison. On est toujours plus attentifs dans les équilibres et c’est ce qui exprime le mieux le champagne», résume Charles-Henry. Dans les grandes caves, un tel discours est une porte ouverte à la standardisation, mais chaque maison, grande ou petite, tient à son style propre…
Où l’on parle de pinot noir
Quand bien même ils sont situés au cœur de la Côte des Blancs, les frères Fourny (8 ha en propriété et 7 ha de vendange achetée) portent une attention soutenue au pinot noir. Ils le vinifient à froid (à 14°), «comme Pol Roger ou Billecart-Salmon», deux maisons réputées. Ils le cueillent à maturité, à l’équivalent de 12°3 d’alcool naturel en 2009. Une très bonne année — mais n’allez pas leur parler de biodynamie : «Impossible, ici, de résister au mildiou sans produit de synthèse au début de l’été 2009». Ils ont pourtant fait des essais en bio et en biodynamie durant plusieurs années sur quelques parcelles. «Nous sommes désormais en culture ultraraisonnée.» En plus du travail à la vigne, ils mettent l’accent sur le «matériel végétal», la sélection massale des plants. Ils se sont lancés en «rosé de saignée» (on tire du jus coloré des cuves de pinot noir), pas encore sur le marché, et proposent leur rosé d’assemblage, 86% chardonnay et 14% de pinot noir vinifié en vin rouge traditionnel, le tout moitié en fûts de chêne et en cuves inox : un nez de pétale de rose, flatteur, et une attaque souple et fruitée, très agréable et racé. «Le rosé de saignée est souvent plus puissant et tannique, mais vieillit plus vite. Un assemblage sur une base de chardonnay tient plus longtemps», assure Emmanuel Fourny.
Où l’on reparle de liqueur d’expédition
Retour à la Côte des Bar, où le pinot noir est dans un terrain plus calcaire, non crayeux, qui lui est plus favorable qu’au chardonnay (parenthèse : on sait, par l’analyse ADN, que, par le biais du gouais, pinot noir et chardonnay sont cousins). Favorite de Charles de Gaulle (Colombey-les-deux-Eglises n’est qu’à 15 kilomètres), puis de Madame Sarkozy, Carla Bruni, qui vient de lui commander une palette de rosé, la maison Drappier, à Urville, est fière de sa cuvée Brut Nature, «Sans ajout de soufre», écrit en rouge en diagonale de l’étiquette ! Un vin au nez de mie de pain, frais, dynamique, sec, avec des arômes mûrs, tirant sur l’évolution, en fin de bouche. «Nous voulons mettre à nu le vin et ne pas masquer ses arômes», claironne Michel Drappier. Ce champagne nature à la robe dorée est issu à 100% de pinot noir. Et ça marche, avec 300’000 bouteilles écoulées, soit autant que la cuvée de base Carte d’Or (dosée à 8 g.), parfumée, épicée, avec une pointe de cannelle, souple, douce et légèrement boisée en fin de bouche. Celle-ci tire parti des «recettes» de la maison. D’abord, le retour, à côté de l’inox, de foudres en bois, pour garder les vins plusieurs mois, ensuite, dans des cuves en bois tronconiques, puis en dames-jeannes, une liqueur d’expédition, véritable sirop de sucre de canne mélangé à de très vieux vins. «Mon grand-père y mettait encore de l’esprit de cognac», confie Michel Drappier.
Où l’on voit le retour aux vieux cépages
La maison sait marier pinot noir et chardonnay en proportions diverses sur ses cuvées : 55% pinot et 45% chardonnay sur La Grande Sendrée 2000, un vin puissant, au nez toasté, complexe, souligné par une élégante amertume. Ce haut de gamme de la maison n’est produit que dans les grandes années : ni en 1992, 93 et 94, ni en 2001, 03 et 07.
La version rosée, millésimée 2004, 100% pinot noir de saignée, est à la fois finement boisée, sur les fruits rouges, épicée, avec une finale sur la mirabelle, à moins que ce soit la tarte maison de Mme Drappier qui nous ait brouillé les papilles… A l’autre extrémité, un Blanc de quatre blancs, avec un quart de chardonnay, le cépage blanc le plus répandu en Champagne, et un quart de chacun des cépages de second rang, tous autorisés, le (pinot) blanc vrai, l’arbanne et le petit meslier. Un vin au nez de fleurs d’acacia, de pêche, frais, minéral et tendu, à la finale agréable. Ces trois cépages blancs «accessoires» sont en train de regagner du terrain, à la faveur du réchauffement climatique, dont on sait qu’il est plus perceptible à la limite extrême des régions continentales où se cultive la vigne (Champagne, Moselle, vallée du Rhin et… Suisse).
Avec ses terroirs, ses cépages, ses sélections de jus au pressoir, ses vinifications, en cuve ou sous bois, en vins tranquilles, ses élevages, plus ou moins longs, et toujours, ses bulles, le champagne, entre pureté d’expression et complexité d’élaboration, joue sur une quinzaine de paramètres, quand un vin blanc classique se limite à cinq ou six.
La Champagne en chiffres
— 34’000 ha classés en AOC (un peu plus de deux fois le vignoble suisse), sur 319 communes (en forte progression : en 1950, 11’000 ha, en 1970, 20’000 ha et en 1990, 30’000 ha)
— 280’000 parcelles, de sorte qu’en moyenne, un viticulteur ne cultive que 2 ha
— 10’000 viticulteurs cultivent de la vigne ; les 5’000 restants sont soit eux-mêmes récoltants-manipulants (20% des ventes) ou récoltants-coopérateurs
— 150 coopératives sont recensées, dont 60 «manipulent» (15% des ventes)
— 280 négociants-manipulants (65% des ventes), dont 100 sont membres de l’Union des maisons champenoises
— 10’000 marques (dont 5’000 pour les récoltants-manipulants)
— 322 millions de bouteilles mises en marché en 2008, dont 142 millions (44%) exportées
— 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires (plus de 7 milliards de CHF)
— Consommation : en France, 3 bouteilles par habitant, en Belgique, une bouteille par habitant, et en Suisse une bouteille pour 1,25 habitant (Italie : une bouteille pour 6 habitants).
Dossier paru dans L’Hebdo, Lausanne, du 10 décembre 2009. Photos: ©thomavino.com