Vin et climat: un goût de réchauffé
Vin et climat
Un goût de réchauffé
Par Pierre Thomas
Nombre de vignerons sont heureux. Le soleil et la sècheresse ont été, pour eux, un vrai bonheur. En 2009, par exemple, où il a plu ce qu’il fallait au printemps et en été, avec des journées chaudes et des nuits fraîches. Du moins en Suisse et dans les régions tempérées (Alsace, Bourgogne, Bordeaux), 2009 a ressemblé à 2003, l’année de la canicule, mais sans les défauts. Alors, mûr trop rapidement, le raisin avait dû être vendangé dès août. Dans certaines régions, la sècheresse avait bloqué sa maturité. Résultat, des vins déséquilibrés, avec trop alcool et peu de fruit.
De pas assez à trop de sucre
Tout vigneron signerait tout de suite pour retrouver 2009 et oublier 2003. Hélas, les scénarios du changement climatique indiquent que la canicule risque de revenir… Ex-propriétaire du Château Cos-d’Estournel, un grand cru de Saint-Estèphe, Bruno Prats vinifie sur toute la planète. A 65 ans, il est un témoin privilégié du phénomène, vécu depuis trente ans : «C’est à Bordeaux qu’il est le plus spectaculaire. Jusqu’en 1970, j’ai dû chaptaliser chaque année. Entre 1980 et 1990, seuls deux millésimes ne l’ont pas été. De 1990 à 2000, j’avais passé à l’osmose inverse, utilisée deux fois seulement. Et dès 2000, il n’était plus question d’enrichir le moût. En 2009, certains vins ont même titré 15% d’alcool!»
En clair, on est passé de pas assez de sucre — la chaptalisation consistant à ajouter du sucre de betterave au jus de raisin, insuffisamment riche pour que sa fermentation atteigne 12°5 d’alcool naturel — à du raisin trop sucré — un vin à 15° flirte avec la confiture. Et si l’osmose inverse, procédé physique pour diminuer la quantité d’eau contenue dans le vin à travers une membrane, a succédé à la chaptalisation (inventée par Jean Chaptal, ministre sous Napoléon), le même appareil peut aussi servir à abaisser le taux d’alcool. Il fait fureur en Australie et en Californie, à côté d’autres astuces, comme de mettre de l’eau dans son vin pour diluer l’alcool.
Une histoire d’eau
On le voit, les œnologues ne manquent pas de moyens techniques pour corriger, a posteriori, les effets du climat. Sera-ce suffisant ? Après le soleil, l’eau… «Au Portugal, nous n’avons pas senti les effets du réchauffement», poursuit Bruno Prats. «La région du Douro est déjà bien assez chaude comme ça… Mais nous avons souffert de pluies à toutes les périodes, ces dernières années, avec une grande variation d’un millésime à l’autre. Au contraire de l’Afrique du Sud, marquée par des vagues de chaleur, cette année, où le thermomètre grimpait à plus de 40°. Sans irrigation, en Afrique du Sud, point de vigne : on peut arroser pour rafraîchir, si on dispose d’assez d’eau.»
La vigne n’aime ni trop de pluie, ni trop de sec. On sait aujourd’hui que la modification du climat devrait engendrer des orages violents, des tornades et de la grêle : pas bon pour le raisin, ça ! A l’inverse, la vigne a besoin d’eau. En Australie, la plantation de ceps est subordonnée à des réserves suffisantes d’eau. La Barossa Valley, réputée pour ses syrahs (shiraz), souffre de l’assèchement de la rivière Murray — qui prend sa source à des centaines de kilomètres.
Des cépages condamnés
Ailleurs, comme dans le Languedoc en 2009, la sècheresse ratatine les baies de raisins : moins de production et de moins bonne qualité. En Europe, chaque degré moyen de température supplémentaire fait reculer la limite de la culture de la vigne de 200 km plus au nord. Le bassin lémanique est donc quasiment au même stade que Montpellier, il y a quinze ans ! Et on sait d’expérience que les vins les plus complexes sont issus des terroirs où la vigne doit souffrir pour produire. Depuis les années 1990, la date des vendanges a dû être avancée d’une dizaine de jours et le cycle végétatif s’est raccourci d’autant. La plupart des raisins perdent leurs qualités.
Faute de système d’irrigation au goutte-à-goutte (comme en Californie ou sur l’altiplano argentin de Mendoza), des vignobles comme l’Alsace ou la Moselle pourraient disparaître. De surcroît, ils sont plantés de variétés où l’acidité joue un rôle décisif. «L’acidité baisse dans les vins : c’est même le seul fait vérifié», constate le chef de l’Institut de viticulture et d’œnologie de Geisenheim (Allemagne), Hans Rainer Schultz. Et ce fils de viticulteur de la Moselle craint que le grand cépage allemand, le riesling, disparaisse. Peut-être que les Anglais prendront le relais… Le vignoble d’outre-Manche est encore restreint : 1500 ha, soit le dixième du suisse. La journaliste Jancis Robinson constate de gros progrès: «Les vins blancs ressemblent de plus en plus aux rieslings allemands de l’ancien style (soit d’avant le réchauffement climatique) ou aux néo-zélandais.» Et la presse britannique se réjouit que l’Angleterre et le Pays de Galles supplantent la Champagne, avec des «sparkling wines» (mousseux) «outstanding» (excellents).
Un enjeu économique d’abord
Les viticulteurs de tous les pays n’ont pas dit leur dernier mot : ils peuvent agir sur le choix des cépages, les porte-greffe — depuis le phylloxéra au début du 20ème siècle, les vignes sont greffées sur des bois américains —, adapter leurs techniques culturales, jouer sur le feuillage, cultiver leurs vignes en bio, etc. Mais le réchauffement climatique menace les équilibres du vin. Les régions fraîches, qui produisent du pinot noir, comme la Bourgogne, du riesling, comme la Moselle, du chenin, comme la Loire, auront de la peine à maintenir la singularité de leurs vins basés sur un seul cépage. La Rioja risque de devenir trop chaude pour le tempranillo et la Toscane, pour le sangiovese. Ceux-ci pourraient trouver des conditions de culture plus adaptées ailleurs. Exemple : Bordeaux pourrait renoncer au merlot, plus précoce que la carmenère, abandonnée au 19ème siècle parce que difficile à faire mûrir et qui fait le bonheur du Chili aujourd’hui…
Le climat, qui brasse les cartes, n’est qu’un paramètre. La donnée essentielle reste économique : le vignoble mondial produit trop de vins (270 millions d’hectolitres en 2009) par rapport à la consommation. Pour expliquer l’extension du vignoble jusqu’à la mer Baltique au Moyen Age, Roger Dion, écrit: «Là où la viticulture est payante, le peuple rural s’efforce de la pratiquer pour son propre compte.» A toute époque, et sous toute latitude, quand le vin est tiré, il faut le boire. Mais c’est une autre histoire…
Eclairage
Et le vignoble suisse?
Paru dans L’Hebdo, numéro double Spécial 2010, paru à fin 2009.