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Posted on 19 avril 2010 in Vins suisses

Lac de Bienne : une nouvelle génération

Lac de Bienne : une nouvelle génération

Lac de Bienne

Nouvelle génération
entre tradition et modernité

Les plus jeunes sont en formation en Autriche, mais voici la génération aux commandes de quatre domaines du Lac de Bienne. S’il y a reprise par des trentenaires, c’est que la région viticole se porte bien. Et se transforme profondément. Fin mars 2010, elle a approuvé une nouvelle législation AOC.
Par Pierre Thomas
L’année 2009 avait marqué une profonde mutation sur la rive gauche du lac de Bienne, là où se situent 220 hectares d’un vignoble en coteau, orienté plein sud (le reste est en face, à Cerlier/Erlach, sur l’île Saint-Pierre et au pied du Jolimont, à Anet/Ins).
D’abord, pour les vignerons de Douanne/Twann, un remaniement parcellaire, à l’étude depuis cinq ans, est entré en force le 1er janvier. 2009 Certains vignerons qui avaient une cinquantaine de parcelles n’auront plus que cinq grands espaces à travailler, grâce à des échanges. Près de 300 propriétaires répartis sur 120 hectares sont concernés. A Schafis/Chavannes, une telle réorganisation avait remodelé le vignoble il y a un quart de siècle.
La fin du Schafiser ou du Twanner
Ensuite, pour 2009, la Berne fédérale a demandé à la région de mettre de l’ordre dans ses appellations. Selon un consensus vieux de plus d’un demi-siècle, les quelque soixante encaveurs pouvaient commercialiser leurs vins indifféremment sous le nom de Twanner ou de Schaffiser, peu importe où se trouvaient les vignes le long des trente kilomètres de coteau. Une manière pratique d’écouler le produit de leurs vignes disséminées… Mais une façon de voir les choses incompatible avec le cahier des charges restrictif d’une appellation d’origine contrôlée (AOC). Un plaisantin (biennois) a même résumé l’AOC en «Alles Ohne Controll»… C’est la Berne cantonale qui est en charge de fixer les conditions de l’AOC. La loi agricole cantonale ne délègue pas cette compétence à une interprofession, mais, en toute démocratie, à la base de la Fédération des vignerons. Au printemps 2009, elle a refusé le projet, remis sur le métier, et approuvé à la quasi-unanimité fin mars 2010.
L’AOC s’est calquée sur le système en vigueur en Valais et à Neuchâtel : une AOC régionale (Berne, et une sous-appellation Lac de Bienne et Lac de Thoune) et la mention d’un lieu-dit sur l’étiquette, à condition que 85% des raisins  proviennent de ce lieu (avec, en plus, le maintien du droit de coupage fédéral de 10%).
Des limites cantonales
Jusqu’ici, les cantons voisins de Neuchâtel et de Berne n’ont toujours pas pu s’entendre sur Le Landeron (NE). Plusieurs vignerons biennois ont leurs vignes sur territoire neuchâtelois, au bord du lac de Bienne. Pourtant, ils n’ont pas le droit d’assembler des raisins d’origine neuchâteloise à des raisins bernois (sauf en coupage à 10%). Le jeune Markus Hasler (lire son portrait ci-dessous), dont les vignes sont au deux tiers situées au Landeron, et la cave à Douanne/Twann, a essayé de pousser à une AOC intercantonale «des Trois-Lacs», mais il a échoué jusqu’ici. Il vend ses bouteilles en «vin de table suisse». Et comme la législation fédérale change, il va utiliser la dénomination «vin de pays des Trois-Lacs», avec mention du cépage et du millésimé. Ces vins restent privés d’AOC… Ca ne les empêche d’être ni parmi les meilleurs, ni parmi les plus chers !

Beat Burckardt, Gléresse/Ligerz
Le traditionnaliste

De nos quatre mousquetaires, c’est le plus jeune : 28 ans. Il a succédé à son père, malade, il y a cinq ans. Depuis 1825, sa famille est installée dans l’ancienne Bielerhaus. Et Beat a bien l’intention de continuer sur la voie de la tradition.
Le lac de Bienne est-il d’abord romand ou alémanique ? Les noms de famille trahissent l’origine. Mais on peut s’appeler Burckhardt et fort bien parler le français. Toute sa formation professionnelle, le jeune Beat l’a accomplie dans le canton de Vaud. A 15 ans, comme son père, il est entré à l’école cantonale de viticulture de Marcelin sur Morges, puis est allé en stage dans le Dézaley, chez Jean-François Chevalley (et aussi en Argovie, chez Andreas Meier), et a suivi l’Ecole supérieure de Changins sur Nyon, en œnologie. Un parcours classique pour les jeunes vignerons biennois.
Revenu sur le domaine familial de deux hectares (et l’équivalent d’un hectare de vendange acheté à des fournisseurs de longue date), n’a-t-il rien changé ? «Au contraire, j’ai apporté des améliorations à tous les niveaux, de la vigne à la cave. On ne peut pas faire de différence entre les vins élaborés par les anciens et ceux des jeunes. Il y a des vignerons de 50 ans et plus qui sont à la pointe et essaient beaucoup de choses. Moi, j’aimerais garder le chasselas et le pinot noir (80% des vins qu’il produit, à égalité des deux cépages). Le chasselas a de l’avenir, si on le cultive bien. Il a sa place dans la gastronomie.» Pour le prouver, le jeune homme tire d’une sélection de ses meilleures parcelles une «cuvée». Ce vin, millésime 2005, s’est classé deuxième du Concours national des vins suisses 2006, un honneur qui a rejaillit sur toute la région. L’été passé, la version 2007 a décroché le «prix du canton de Berne» : un autocollant ovale et l’ours triomphant, en témoigne sur les flacons, une «bouteille bernoise», trapue et baguée au goulot, avec un… ours en relief sur l’épaule.
Si le jeune vigneron s’est converti à la barrique, c’est pour un pinot noir sélectionné, «mais le bois n’est pas central, pour moi, c’est le vin d’abord, et l’élevage ensuite.» Opulent, un pinot gris, sec, mais riche, laisse éclater une belle minéralité. En attendant du dornfelder, dont le premier millésime (2007) sera sans doute assemblé à du pinot noir. «Je ne veux donner un signal : il y a de bonnes choses dans la tradition.»

Claude Auberson, La Neuveville
Un air bourguignon

Sur les hauts du chef-lieu du district, sous le rocher, la cave des Auberson père et fils se confond avec les villas qui grignotent le vignoble. A 33 ans, Claude est encore associé à son père, qui se retire progressivement. A son accent, quasi neuchâtelois, on entend que Claude Auberson (d’une vieille famille vaudoise de la région d’Yverdon) est un francophone. Il représente la cinquième génération de vignerons, mais c’est son grand’père qui a vinifié le premier. Auparavant, le raisin allait à une coopérative, disparue depuis. Lui aussi a «fait Changins» en viti-oeno.
Sur les dix hectares travaillés, trois sont dédiés à une cuvée haut de gamme, voulue par l’excellent cuisinier Claude Frôté, originaire de La Neuveville, mais qui travaille à Neuchâtel (au Boca’, meilleure adresse de tout le Littoral). Sur trois hectares, il fait cultiver par les Auberson du chardonnay qui séjourne longuement en barriques dans une cave de la vieille ville… de La Neuveville. Le vigneron bourguignon réputé Jean-Marc Boillot et l’œnologue Véronique Girard sont les consultants et les garants de l’orthodoxie bourguignonne… Sinon, la production est plutôt traditionnelle, en fonction du marché. «Ici, on est coincés entre Neuchâtel et la Suisse allemande. On doit se débrouiller… L’évolution se fait petit à petit, au rythme naturel de la vigne. Ca a bien changé, ce sont les vieux qui le disent !»
Après trois millésimes très différents (2006, avec de la pourriture grise qui a exigé un tri sévère à la vendange, 2007, «compromis entre le climat de 2005 et de 2006, avec beaucoup d’équilibre» et 2008, et une récolte plus tardive, par exemple de chardonnay dès le 5 octobre, le jeune vigneron s’en tient à l’adage «dans le vin, rien n’est vrai, rien n’est faux.» En-dehors des cépages traditionnels, il a planté, en rouge, du gamaret, du garanoir et leur petit frère, le C 41. Au moment de reprendre le domaine, Claude Auberson constate : «C’est maintenant que ça va changer. Avec 10 hectares, le domaine est-il trop grand ou trop petit ?» Dans la région, plusieurs exploitations viticoles sont ainsi à la croisée des générations.

Johannes Louis, Gléresse/Ligerz
Une audace mesurée

Président de la Fédération des vignerons du lac de Bienne, Johannes Louis, 36 ans, se doit de montrer l’exemple. Son domaine figure parmi les neuf caves qui ont décroché, en 2008, une médaille d’or au concours régional, organisé tous les quatre ans.
Des Louis, à Gléresse/Ligerz, il y en a depuis 1498 : «Ils étaient soit pêcheurs, soit vignerons», raconte Johannes, que tout le monde appelle ici simplement Hannes. Lui aussi a fait Marcelin, puis Changins, avec une maîtrise en viticulture à Wädenswil. Président de ses pairs depuis trois ans, il tient un discours mesuré : «Avec 220 hectares, nous sommes un petit vignoble, encore méconnu. Notre chance, c’est la vente directe, le contact avec les clients. Géographiquement, nous ne sommes pas mal positionnés : nous sommes proches de la Suisse romande, mais nous parlons allemand, la langue des acheteurs les plus proches, les Biennois, les Bernois, les Bâlois et les Zurichois. Et depuis dix ans, les restaurants de la région, qui s’étaient convertis aux vins de négociants, suisses ou étrangers, reviennent aux crus de la région… Ils sont fiers des produits du terroir.»
Le terroir, justement, est-il si différent sur les rives du lac de Bienne ? «Nous n’avons pas encore fait d’étude spécifique, comme ailleurs en Suisse. A part à La Neuveville, où le sol est souvent plus profond, les terres se ressemblent assez, avec du calcaire et du gravier, plutôt légers et peu argileux.» La loi reste très souple pour ce qui est des cépages : on peut y planter un peu de tout. «Certains qui ont planté de la syrah et du malbec ont renoncé : à 500 g/le mètre carré, sans garantie de faire mûrir ce raisin tardif chaque année, le calcul économique est défavorables.» A côté des cépages traditionnels, sur 2,3 ha de son domaine (augmentés de l’achat de raisin pour moins d’un hectare), Hannes Louis croit à son sauvignon blanc, passé dans de grands foudres de chêne, dans la vieille cave impeccablement tenue. Un blanc qui n’a rien perdu de son nerf et de sa vivacité.
En rouge, il a choisi du «cabertin», une sélection du Jurassien Valentin Blattner, à base de cabernet sauvignon, mais récolté juste après le pinot noir. Et c’est au cépage bourguignon qu’il va assembler cette nouveauté (millésime 2007), pour un passage en barriques. «Le bois, je ne l’aime pas forcément. Nos pinots sont très fins, avec des arômes de cassis et de framboises, un bouquet qu’il ne faut pas cacher avec du bois.» Et ses pronostics pour l’avenir ? «Le chasselas va baisser un peu, au profit des autres cépages blancs. Le sauvignon devrait se développer. Mais inutile d’avoir trente-six cépages sur un domaine. C’est comme sur un vélo de course : longtemps, il n’y a eu que cinq vitesses, puis, maintenant, trois plateaux et dix pignons, mais l’écart entre les extrêmes est resté le même.»

Lukas Hasler, Douanne/Twann
Le «newcomer»

Aventure à l’américaine, pour ce jeune vigneron de 35 ans, qui ressemble un peu à Roger Federer. Et vise, comme le tennisman, le sommet, après huit vendanges.
Son épouse, Sabine, il l’a rencontrée sur les bancs de l’Ecole normale des instituteurs bernois. Tous les deux ont enseigné d’abord, puis ont donné naissance à trois enfants — l’aînée à 9 ans, la petite dernière, un an. Et lancé un domaine : 3,2 hectares entièrement loués, entre Le Landeron et Douanne/Twann et un peu de vendange achetée. Régulièrement, les vins ont grimpé d’un cran. En quantité, en qualité et en reconnaissance. «Des vins comme ça, ça rend fier. C’est une satisfaction profonde que je n’ai jamais connue auparavant. On a bossé comme des tablards pour y arriver !»
S’il est en cave, dans une ancienne maison vigneronne du village de Twann/Douane, Lukas Hasler partage les tâches — y compris domestiques… — avec Sabine, à qui revient le planning des travaux viticoles. «On travaille plus qu’en production intégrée. Et si la biodynamie m’intéresse, c’est un virage trop important, dans une région qui peut souffrir du mildiou. Et je n’aimerais pas devoir utiliser trop de cuivre.»
Après huit millésimes, le jeune producteur a construit sa gamme : un chasselas sans malolactique, un sauvignon blanc «nerveux et charnu», un blanc de noirs, légèrement doux. Et les deux cépages bourguignons, le chardonnay, en barriques, et le pinot noir, en cuve et en barriques. «Je dois être celui qui a le plus de barriques de toute la région du lac de Bienne», dit-il. Son chardonnay a de l’ampleur, mais garde une bonne acidité, comme le pinot noir, synonyme de fraîcheur. «Je suis fou de pinot ! Bien sûr, c’est un cépage d’amateur, subtil, élégant… ce qu’il y a de meilleur à boire. Et il ne pardonne rien au vinificateur.» Depuis quatre ans, il élève en barriques, renouvelées par tiers chaque année, son «Perpetuum Nobile» : «J’en ai cinq fois plus qu’au début.» Vendu 27,50 fr., il s’arrache déjà sur les tables gastronomiques de Berne.
Avec son collègue Martin Hubacher, Lukas Hasler a poussé le bouchon plus loin encore, avec le BENE. Bien en italien, évidemment, mais aussi Berne-Neuchâtel, «pour faire sauter toutes les frontières» et montrer le meilleur des deux régions, de Twann au Landeron ; de 14 à 16 mois de barriques neuves à 50%. Un vin presque surmûr en 2005, marqué par la cerise noire, une évolution sur les fruits noirs et les épices douces, gras et souligné d’une fine acidité digeste. Un flacon à 39 fr., salué par une médaille d’or au Concours Mondial de Bruxelles (en 2007 pour le 2004), qui n’a pas osé la remettre à un «vin de pays». «Quand on vient d’une petite région comme le Lac de Bienne, il faut prouver au monde entier qu’on peut faire un bon truc» : dans la cave, le diplôme mentionne «La medaglia d’oro», en italien dans le texte, pour éviter d’éventuelles foudres administratives. Un pinot noir haut de gamme, produit uniquement dans les bonnes années : 2004, puis 2005 et 2008, peut-être. Si la dégustation confirme que les barriques sont dignes de ce haut niveau, dans une douzaine de mois.
Ce dossier est paru dans le magazine VINUM en été 2009 — il a été actualisé en avril 2010.