Quand la patate n’échappe pas à la mode…
Quand la patate
n’échappe pas à la mode
Par Pierre Thomas
Les consommateurs — et trices ! — l’exigent depuis plusieurs années petite et claire, ferme et à peau fine, pour s’épargner de l’éplucher (et conserver un quart de ses éléments nutritifs). Et toujours, bien sûr, bonne à tout faire. Après les pommes de terre nouvelles, les charlottes, voici donc venue l’ère des amandines et autre «Princesse Celtiane».
Depuis douze ans, l’avant-dernière est vendue exclusivement par Migros. Et depuis cet été, la petite dernière ne se trouve que dans les rayons de la Coop. Alors, dans un marché où les paysans suisses ont su garder la main (90% de production indigène), la guerre des patates aura-t-elle lieu? Que nenni, dans la mesure où derrière des variétés considérées comme des marques commerciales se trouvent les mêmes «mercenaires». En 1997, ils s’étaient unis pour diffuser les «pommes de terre nouvelles». Ils en avaient lancé la mode chez le cuisinier Philippe Rochat, à l’Hôtel de Ville de Crissier (VD). Puis, ils avaient remis le couvert en 1998 chez Bernard Ravet, le chef de L’Ermitage à Vufflens-le-Château (VD), pour l’amandine. Et, au moment où Benoît Violier a repris à son nom la prestigieuse adresse de Crissier, seul trois étoiles Michelin de Suisse romande, ils ont étrenné son nouvel écrin avec la dernière née, fin août.
La celtiane aime les terres légères
«La celtiane est à la pomme de terre ce que la truffe est aux champignons», a lancé Benoît Violier, devant des paysans de l’arc lémanique aux anges. Avec leur tubercule à peau fine, parsemée de lenticelles — comme autant de taches de rousseur… —, ces Genevois et Vaudois espèrent bien conquérir les ménagères de tout le pays.
Même s’ils occupent le troisième rang dans la production indigène d’«oranges de Berne» (12%, derrière… Berne, 35% des surfaces, et Vaud, 17%), pas de Fribourgeois, pour l’instant. Pour deux raisons. D’abord, les 85 producteurs de l’Association pour la pomme de terre nouvelle de l’arc lémanique (APNAL), qui signe les contrats avec le géant de la distribution suisse, entend produire tout ce qu’elle peut, avec un objectif de 7’000, voire 12’000 tonnes par an (1’800 t. en 2012, 3’000 t. en 2013). Pour son président, le Vaudois Robert Girardet, ce partenariat «de la terre à la table» est unique au monde. Seuls les «clubs» de producteurs de pommes (fruits) s’en approchent. Ensuite, la terre joue son rôle: venue de Bretagne, où elle a été croisée entre l’amandine et l’eden, la celtiane préfère les sols légers, sablonneux, à la terre noire, qui lui donne un goût plus prononcé.
La plus répandue, l’agria, pas hors-jeu
La pomme de terre, légume suisse par excellence — qu’on se souvienne du Plan Wahlen de la dernière Guerre mondiale ! —, défend une certaine neutralité de goût. Et Benoît Violier a démontré qu’elle peut être autre chose qu’un simple faire-valoir à table. Il l’a mariée, cette princesse de basse extraction, au royal caviar osciètre, dans une soupe froide, une vychissoise, lissée sous la langue, grâce à la fine texture de la tubercule. Parfaite aussi en mousseline veloutée montée à l’huile d’olive. Et même en frites, reconstituées en joyeux tire-bouchon, à mi-chemin de la croquette. Mais le chef de Crissier, fringant quadra, ne va pas tourner le dos aux autres variétés. Car la celtiane, petite-fille de la charlotte, ne sera pas disponible toute l’année. Pour la faire naître à la fin du printemps, il faut des champs sous couverture. Dès l’automne, la variété la plus répandue en Suisse, l’agria (22% de la surface cultivée, contre 16% à la charlotte, 3% à la bintje, ex-aequo avec l’amandine), à peau épaisse et grain grossier, fille de l’historique bintje, garde toutes ses vertus : «Elle fait merveille en frites», assure Benoît Violier. Et la ratte, favorite des tables étoilées françaises? «En Suisse, elle mûrit rarement», tranche le chef d’origine charentaise.
La pomme de terre? Un produit frais!
Et voilà qu’on parle de la patate comme de la fraise ! C’est que la pomme de terre a aussi muté de denrée de longue conservation en un produit frais. Entre le producteur de la celtiane et l’emballeur (le géant Fenaco, aux mains des paysans), un circuit court de quelques jours. Le conseil qui figure sur l’emballage, préconise une conservation à 10° au sec. Aujourd’hui, où les caves ne sont plus ce qu’elles étaient, c’est ni dans le frigo, ni dans une armoire. Autant dire qu’il faut l’apprêter dans la semaine après l’achat.
Et combien de temps cette mode de la «petite jaune», agréable en simple robe des champs aussi, va-t-elle durer? «10 à 15 ans», pronostique Robert Girardet. L’amandine, elle, va sur ses 13 ans… Prémices d’une future découverte des disciples d’Antoine Parmentier, le promoteur de la pomme de terre avant et pendant la Révolution française. «On doit constamment s’adapter au marché», explique Robert Girardet. Le maintien de la pomme de terre est à ce prix : les Suisses en consomment 45 kilos par an et par tête, contre un peu moins de 40 kg de pâtes et 20 kilos de riz. Après de légères variations, ces proporitions sont revenues au niveau d’il y a quinze ans, selon le site www.patate.ch.
La recette de Benoît Violier
Vichyssoise de Celtiane au caviar osciètre
Vichyssoise :
150 g pommes de terre Celtiane épluchées, coupées en paysanne (en deux, puis émincées)
230 g blanc de poireau en paysanne
40 g oignon émincé
2 dl bouillon légumes
2 dl crème liquide
50 g beurre
sel, poivre blanc
3 g gélatine (trempée au préalable)
Finitions
60 g blanc poireau, cuit à l’eau bouillante
200 g pommes de terre cuites à l’eau, rafraîchies puis épluchées
Fleur de sel, poivre mignonnette
Huile de noisettes
Pluches d’aneth et de cerfeuil
60 g caviar osciètre
Fleurs de bourrache
Vichyssoise
Faire suer l’oignon au beurre, ajouter le poireau et la pomme de terre. Assaisonner.
Mouiller avec le bouillon et cuire doucement environ 5 minutes.
Crémer, laisser frémir jusqu’à ce que les pommes de terre soient tendres.
Mixer la vichyssoise, passer au chinois. Rectifier l’assaisonnement.
Ajouter la gélatine à chaud.
Présentation
Disposer le poireau dans le fond des des assiettes creuses. Répartir la vichyssoise par dessus et laisser prendre au frigo.
Couper les pommes de terre en fines lamelles, puis à l’aide d’un emporte-pièce, couper des rondelles d’environ 1 cm de diamètre.
Quand la vichyssoise est bien prise, disposer les fines rondelles sur le pourtour des assiettes, les assaisonner de fleur de sel, mignonnette de poivre et d’un trait d’huile de noisettes.
Décorer avec quelques pluches de cerfeuil et d’aneth, éventuellement des fleurs de bourrache.
Répartir le caviar osciètre au centre de l’assiette, sur la vichyssoise.
Paru dans La Liberté du 12 septembre 2012. (PDF à télécharger ici).