Bordeaux — Qui faut-il croire pour acheter en primeurs?
des bordeaux vendus à vil prix?
Tout hôtelier-restaurateur rêve de mettre sur sa carte des bordeaux. Toujours plus chers, comment les choisir, à quelques semaines de la sortie des primeurs 1999?
Par Pierre Thomas
Depuis trois ans, les bordeaux flambent à nouveau sur le marché du vin. L'opinion des dégustateurs est primordiale. Ne déguste pas les crus bordelais qui veut: seuls des professionnels triés sur le volet sont conviés à la présentation du dernier millésime, à Bordeaux, au printemps. Ils goûtent donc des échantillons préparés par les châteaux, choisis sur certains fûts — les meilleurs, sans doute… —, en tout début d'élevage.
La loterie des primeurs
Le contenu de ces « éprouvettes » est-il conforme à celui de la bouteille, douze mois plus tard? Tout le monde l'espère. Avec plus ou moins de sincérité. Car ces premières dégustations permettront aux châteaux de fixer les « prix de sortie » des « première tranches » des vins. En clair, les producteurs mettent sur le marché, à un prix donné, un certain nombre de caisses, réparties chez les négociants de la place de Bordeaux. Si les vins s'arrachent, certains châteaux livrent une deuxième tranche à un prix plus élevé…
L'achat de la première tranche fixe le prix des ventes « en primeurs ». Là encore, il faut décrypter: les acheteurs doivent payer rubis sur l'ongle des bouteilles qu'ils ne recevront que douze à quinze mois plus tard. La plupart ne les goûteront que bien plus tard… Les critiques des primeurs, qui auront pourtant fondé l'achat, seront oubliées depuis longtemps. Certains vins auront (mal) évolué. Et tant mieux s'il y a de bonnes surprises en cave!
Des avis consensuels
Du critique américain Robert Parker (The Wine Spectator) aux négociants en vins suisses comme René Gabriel (Mövenpick) ou Jacques Perrin (CAVE SA), chacun y va de son palmarès. Le tableau ci-contre, basé sur douze crus, montre que les avis se tiennent dans un mouchoir. A l'exception de quelques crus émergents, rares et chers (Haut-Condissas, La Mondotte, La Gomerie), la hiérarchie est généralement respectée et les premiers crus du classement de 1855 (Haut-Brion, Lafite, Latour, Margaux, Mouton, Pétrus) se disputent, aujourd'hui encore, les places d'honneur.
Face à un consensus qui s'exprime dans les nuances, un passionné de vins, Jean-Marc Quarin, entend jouer aux intransigeants. Il se dit très fier d'avoir été « le premier à avoir dit que les pomerols sont très grands en 98″. Bon, d'accord, mais les pomerols sont devenus des vins hors de prix… Pourtant, Quarin assure qu' »on pourrait se régaler avec des vins bon marché ».
La qualité mal contrôlée
Il affirme que le contrôle de qualité des grands crus est loin de celui des autres produits de luxe: « On a toujours rigolé avec le vin. Il serait temps d'utiliser des moyens de contrôle sérieux ». Sous-entendu, les dégustations organisées pour les critiques, négociants et autres journalistes, sont une manière de leur bourrer le mou. En 97 et 98, le Bordelais d'adoption, qui publie lui-même ses « carnets de dégustation », a mis dans son collimateur le 2ème cru de Saint-Estèphe, Cos-d'Estournel. Verdict: le 97 manquait de « maturité initiale du raisin » et le 98 ne vaut guère mieux. Et sûrement pas son prix!
Après l'inscription au pinacle vient donc le clouage au pilori. Au consommateur, ensuite, de faire ses choix. La roulette bordelaise, entre Bourse et casino, ne lui facilite pas les choses: tant que le système des ventes en primeurs résiste, l'achat demeurera spéculatif. Et Quarin ose ce constat définitif: « Le prix du vin n'est jamais en rapport avec la qualité, mais dépend de l'offre et de la demande. »
Trois critiques des primeurs 98 comparées
Vin Parker Quarin Perrin
sur 100 sur 20 sur 5*/100
Cheval-Blanc 90-93 19 5*/97-100
L'Eglise-Clinet 92-95 18-18,5 5*/96-99
Margaux 90-92 18 4*/92-94
Haut-Brion 94-96 18 5*/95-97
Angélus 90-92 17-17,5 4*/92
Mouton Rothschild 91-94? 17 4*/92
La Mondotte 94-98 17 4*/93-95
Grand-Puy-Lacoste 87-89 17 4*/90-92
La Gomerie 91-94 15,5-16 4*/92
Troplong-Mondot 88-90 16,5-17 4*/90
Cos-d'Estournel 86-88? 15-15,5 3*/89
Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue en mars 2000