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Posted on 6 janvier 2005 in Vins français

Côtes-du-Rhône — Gigondas comme pivot

Côtes-du-Rhône — Gigondas comme pivot

Gigondas, pivot des Côtes-du-Rhône
Adossé à des montagnes spectaculaires, les Dentelles de Montmirail, au bord de la grande plaine du Rhône, à 30 km d'Avignon, Gigondas apparaît comme le tremplin de grands vins. Les tenants et aboutissants de cette «success story» récente, puisque Gigondas n'est une AOC que depuis 1971.
Par Pierre Thomas
Il y a des signes qui ne trompent pas: quand les murs sont neufs, c'est qu'une région viticole se porte bien. Ainsi en est-il de Gigondas… La bonne fortune du village a permis de rénover les remparts et l'église. Quelques caves ocres, aux enseignes en grandes lettres, ont poussé le long de la route. Des caveaux — il y en a une cinquantaine dans ce village de 620 habitants — se sont ouverts. Longtemps local exigu, tenu par un «barman» bourru, le caveau qui regroupe tous les vignerons et permet de déguster un échantillon de presque tous les vins proposés à la vente, a doublé de volume l'an passé. Sur la place du village, à côté de l'office du tourisme, il est, désormais, desservi par deux jeunes femmes.
Les caves neuves des jeunes
Chez eux, les propriétaires vous reçoivent, comme Jean-Pierre Cartier (Domaine Les Goubert), au bar à dégustation de leur cave, sous les lampes halogènes. Chez Véronique Cunty (Domaine de Font-Sane), on étrenne le crachoir en céramique, rincé avec un petit robinet d'eau courante.
Parmi les jeunes qui montent, Yves Gras, 37 ans (Domaine Santa-Duc) vient d'achever sa cave, qui dissimule au sous-sol, bien au frais, un vaste chais à barriques. A Sablet, Jean-Marc et Sophie Autran ont fait de même: la cave récemment bâtie du Domaine de Piaugier est encore en briques nues. Et, vedette déjà «parkérisée», Louis Barruol, 30 ans tout juste, consolide et transforme le labyrinthe des locaux aux vestiges gallo-romains du Château Saint-Cosme.
Le jeune homme, diplômé universitaire en économie, incarne bien la nouvelle vague des Côtes-du-Rhône. Non seulement il est en train de racheter le domaine familial de 15 ha, mais il développe une activité de négociant, avec des cuvées personnalisées de Condrieu et de Côte-Rôtie au nord, de Châteauneuf-du-Pape, au Sud.
Pas de doute: Gigondas, village longtemps refermé sur lui-même et qui a refusé le traité de Maastricht à plus de 70% des votants, a bien l'intention de «jouer dans la cour des grands» des Côtes-du-Rhône.
Une intégration refusée
Tout cela n'est pas forcément compris du consommateur: ainsi ce touriste à la gouaille de titi parisien déboule-t-il dans le caveau de Saint-Cosme en réclamant «du vin pour rugbyman». On venait juste de s'extasier sur la finesse très bourguignonne de l'élevage en barriques neuves de la réserve Valbelle 96… Contraste saisissant. Et c'est bien là l'enjeu: quelle image veut donner Gigondas de son vin?
Jusqu'ici, l'appellation, reconnue tardivement en 1971 seulement, parce que le pionnier des AOC, le baron Leroy, propriétaire du Château Fortia à Châteauneuf-du-Pape, refusait obstinément qu'un cru lui fasse de l'ombre, s'est battue avec ses propres armes. Le syndicat est allé jusqu'à refuser de cotiser au comité interprofessionel des Côtes-du-Rhône, préférant financer ses propres campagnes publicitaires. Les mauvaises langues disent aussi que les propriétaires de Gigondas ont ainsi pu demeurer à l'abri de l'inquisition de l'administration… Paradoxalement, les vignerons de Gigondas, qui mettent 80% de leurs vins en bouteille, en exportent plus de la moitié, voire même les deux tiers pour les cuvées les plus chères.
Du vin de coupage au cru reconnu
Le phénomène est nouveau, dans la mesure où, au milieu de ce siècle, ce rouge solide, payé au degré, était chèrement écoulé auprès des négociants bourguignons, comme vin «médecin». Puis, rappelle Roger Meffre, 71 ans et «44 ans de syndicat», du Domaine de Saint-Gayan, «mon père vendait en vrac tout son vin à Châteauneuf-du-Pape».
De crise en crise, le marché s'est structuré. Si, au Domaine Les Goubert, Jean-Pierre Cartier, 53 ans, s'est mis à vendre de la bouteille, c'est qu'en 1973, le prix du litre en vrac a brutalement chuté, de 12 fr. 50 à 2 fr. 50. «Du jour au lendemain, on a arrêté de vendre au négoce: ça n'en valait plus la peine».
La dernière crise est récente: en 1992, année noire pour la région, avec la crue l'Ouvèze, la rivière qui délimite Gigondas dans la plaine, meurtrière à Vaison-la-Romaine, le prix du vrac a plongé à 14 fr. «La baisse était due à la qualité du produit: les vignerons n'ont pas voulu mettre en bouteille un vin dilué, provenant de vendange pourrie, déclassé en côtes-du-rhône, explique Roger Meffre. Dès 1994, c'est reparti, parce que la qualité est remontée.» Aujourd'hui, le négoce offre plus de 40 fr. le litre de Gigondas «en citerne». Mais il n'y en a pas à vendre!
«L'an passé, alors que je tiens à garder mes vins deux ans en cuve et six mois en bouteille, j'ai écoulé en un an tous mes 93, 94 et 95», raconte Etienne de Menthon, du Château Redortier. «Ma belle théorie est tombée à zéro!»
Un vignoble diversifié
Ce sexagénaire, ingénieur-agronome fils de ministre de De Gaulle, bronzé, souriant, à la belle prestance, a gardé un point de vue extérieur au village qu'explique la géographie. Car il faut faire un détour de 20 kilomètres, dans la montagne, pour aller le trouver, ou passer par les chemins ravinés du col du Cayron. On mesure, alors, la diversité de Gigondas: le vignoble de 1200 ha débute dans la plaine, sur le plateau de l'Ouvèze, à 100 m. d'altitude, puis s'étage autour du village, sur des coteaux, autour de 300 m. d'altitude, enfin, des terrasses grimpent jusqu'à 500 m. un peu partout sur les contreforts des Dentelles de Montmirail, étonnantes pyramides de calcaire gris découpées dans le ciel bleu, qui ressemblent aux Dolomites italiennes ou aux Gastlosen suisses.
Au milieu des annés 70, on défrichait au bulldozer, au point que les propriétaires eux-mêmes ont fini par réclamer des mesures de sauvegarde de la nature. Désormais, la zone est protégée: on ne peut plus «gratter les Dentelles». Les sols ne sont pas identiques: alluvions anciennes du crétacé inférieur au bas du village, puis mollasses sableuses calcaire du quaternaire mendelien à mesure qu'on monte.
Trois cépages «à la limite»
Ce relief tourmenté place les vignes dans des orientations très différentes, du nord-ouest à plein sud. Même si l'encépagement est identique, avec, conformément au décret de l'appellation, une majorité de grenache (jusqu'à 80%), de la syrah, du mourvèdre, du cinsault et de la counoise (au moins 15%), mais pas de carignan, interdit, la maturité n'est pas semblable partout. Elle va de la précocité méridionale dans les garrigues à une maturation plus lente et régulière sur les banquettes. «Nous sommes à la limite de la culture de nos trois cépages principaux, explique le jeune œnologue Eric Michel, 38 ans, propriétaire d'un seul hectare à Gigondas. Limite nord pour le mourvèdre, le cépage de Bandol et même pour les grenaches; limite sud pour la syrah, venue des côtes-du-rhône septentrionales. Et on sait que c'est dans les zones limite que les cépages ont la plus grande complexité».
Mûr mais pas surmûri
La question de la maturité joue un rôle non négligeable pour le grenache. Jadis, lorsqu'ils étaient payés au degré d'alcool, les viticulteurs attendaient le plus tard possible pour récolter des raisins à 15° d'alcool. Aujourd'hui, Eric Michel parle de «grande maturité», ni «bonne, ni surmaturité», précise-t-il. L'exercice peut s'avérer difficile dans certaines années. En 98, qui devrait s'imposer comme un millésime d'une grande richesse, certains grenaches sont si suaves qu'ils manquent de support d'acidité, garant de longévité… Le mourvèdre est encore plus délicat. Si Yves Gras, du Domaine de Santa-Duc, peut se féliciter de pouvoir enrichir de mourvèdre jusqu'à 30% sa cuvée des Hautes-Garrigues, c'est que le cépage méridional, planté ici en 1971, mûrit bien, autour de la cave, dans la meilleure des expositions. De même à Saint-Gayan, où il est présent depuis plus de cent ans… Ailleurs, le mourvèdre est remplacé par la syrah. L'altitude lui convient bien. A Redortier, la syrah possède des caractères poivrés très éloignés de ceux des côtes rôties, mais gustativement proches des syrahs des coteaux arides du Valais, en Suisse.
Les choix de la cave
Le climat provençal, avec des pluies importantes aux équinoxes de mars et septembre, le mistral soufflant fort, puis un été chaud et sec, influence les vins, de même que l'altitude, la nature du sol et l'exposition. C'est en cave, pourtant, que le vigneron peaufine la personnalité du vin.
Fini le temps où tous les gigondas pouvaient se ressembler… Chaque producteur choisit son camp dès la vendange. Ainsi pour l'égrappage: le fait d'ôter mécaniquement les rafles transcende une éventuelle querelle entre les anciens et les modernes. Réputé pour son gigondas classique, issu de grenache de belle maturité, élevé en grands foudres de chêne, Dominique Ay, le président du syndicat, égrappe systématiquement dans son Domaine Raspail-Ay, 18 ha d'un seul tenant. Tout comme Jean-Pierre Cartier aux Goubert, Etienne de Menthon à Redortier, ou Alfred Haeni, un ingénieur agronome zurichois installé au Domaine de Cabasse, au village proche de Séguret, depuis dix ans cette année. «Auparavant, les vins du domaine n'étaient pas éraflés. D'entrée de jeu, je me suis équipé d'un égrappoir et mes vins se sont affinés immédiatement.»
D'autres, comme Véronique Cunty, Yves Gras, Jean-Marc Autran ou Louis Baruol, tous de jeunes vignerons, n'égrappent pas. Presque tous sont, en revanche, adeptes de vinifications longues, dépassant les trois semaines, presque toujours en cuves en ciment.
Assemblage et élevage divisent
L'assemblage divise les vignerons: certains, de plus en plus rares, vinifient ensemble les deux ou trois cépages. D'autres, attentifs à la maturité, comme le jeune Laurent Brusset, 30 ans, de Cairanne, préfère procéder cépage par cépage. Mais il assemble très tôt, en décembre déjà, que la deuxième fermentation soit faite ou non. «C'est la partie les plus délicate du travail», estime-t-il. Et la formule peut varier d'un an à l'autre: les Hauts de Montmirail, la cuvée haut de gamme élevée en barriques, en 97, est composée de 65% de grenache, 30% de syrah et 15% de mourvèdre, assemblage qui a fait sa malo en fûts, tandis qu'en 97, 60% de grenache, 20% de syrah et 20% de mourvèdre ont fait leur malo en cuves.
Longtemps, à Gigondas, la question de la barrique neuve a partagé les vignerons en deux camps. Sans compter ceux qui, comme Etienne de Menthon, estime que, foudres, demi-muids ou barriques dénaturent «tous les gigondas que j'ai goûtés».
Une barrique disputée
Louis Baruol calme le jeu: «Le petit tonneau n'est pas un signe de modernité. Avant que les Romains colonisent la Gaule, les Gaulois avait inventé le tonneau. Le foudre de chêne est certes une tradition à Gigondas, mais qui remonte à 40 ans seulement. Il y a plus de vignerons qui élèvent mal leurs vins que bien et ceux-là apportent de l'eau au moulin des ayatollas anti-barriques». Eric Michel marche sur des œufs lui aussi: «On doit choisir l'élevage qui met le plus en valeur les efforts faits en amont. Je pense qu'avec la barrique, il faut y aller doucement… On ne généralisera pas le fût neuf à Gigondas comme à Bordeaux ou en Bourgogne. On aurait trop à y perdre en route.» Le très expressif et confidentiel gigondas Cros de la Mûre du jeune œnologue du massif d'Uchaux n'est, du reste, passé qu'en cuve…
Il n'empêche: la barrique permet une plus-value considérable. Alors que le gigondas «normal» vaut autour de 55 francs la bouteille, les cuvées en barriques frisent les 100 francs, et même 125 francs chez le précurseur, Jean-Pierre Cartier. C'est lui, en 1985, qui avait lancé la Cuvée Florence, du nom de sa fille, née cette année. Le millésime 95 a séjourné, lui, vingt-quatre mois en fûts: «Je fais des vins pour moi et s'ils plaisent à d'autre, tant mieux!», résume-t-il.
Yves Gras, dont la Cuvée des Hautes-Garrigues caracole souvent en tête des dégustations (voir notre guide d'achat), considère l'élevage comme une composante de son vin, au départ suave, capiteux, riche en alcool (près de 15°), aux tanins bien enrobés: «Un vin, c'est un équilibre entre le gras et le fruit… Je ne veux pas faire un vin international et la barriques n'est pas mon argument de vente.»
Et c'est bien dans cette expression d'une originalité qui peut prendre des goûts divers que Gigondas a l'intention de rayonner. Avec une ambition à peine voilée: produire des vins reconnus du niveau des châteauneufs-du-pape. Du reste, la famille Brunier, du Vieux-Télégraphe, à Châteauneuf, vient d'acquérir les 30 hectares du Domaine des Pallières, à Gigondas. Une première historique aussi significative que l'achat par Angelo Gaja, le vinificateur vedette de Barbaresco, d'un domaine à Barolo, il y a quinze ans.

Eclairages
Gigondas en chiffres
L'AOC compte 1200 hectares de vignes sur une seule commune, Gigondas. 250 viticulteurs font une «déclaration de vendange». 83 lieux de vinifications sont en activité, dont une soixantaine de caves dans le village. Deux négoces importants travaillent sur place et trois coopératives (Gigondas, Vacqueyras et Sablet) vinifient du gigondas. Près de 4 millions de bouteilles «officielles» (lancée en 92, aux armoiries de la commune gravées dans le verre) sont écoulées par an. La production de l'AOC, plafonnée à un rendement moyen à l'hectare de 36 hl (y compris les lies) est de 40 à 45'000 hectos par an. Seuls le vin rouge et le vin rosé ont droit à l'appellation.
Approuvé en 1971, modifié en 1985, le décret de l'AOC devrait être revu pour la vendange de l'an 2000. Il sera précisé que le gigondas provient de l'assemblage de deux cépages au moins. Une interprétation au pied de la lettre du règlement actuel permettrait de faire du gigondas 100% syrah ou 100% mourvèdre, mais pas à plus de 85% grenache. Le carignan est interdit. Une dégustation d'agrément a lieu avant élevage du vin, qui n'est pas règlementé, ni dans sa forme (cuves, foudres ou barriques), ni dans sa durée (généralement de deux à trois ans). (PTs)

Question de prononciation:
Gigonda ou Gigondasse?
Jadis, jusqu'au grand gel de 1956, l'olivier et la vigne se partageaient les 1000 hectares de culture. Les gens du village s'en allaient vendre leurs olives au marché de la ville voisine, Carpentras. Et, raconte Roger Meffre, lorsqu'ils avaient beaucoup d'olives de bonne qualité à vendre, ils lançaient fièrement «de Gigondasse» en faisant trainer le S final. Tandis que lorsque la récolte était maigre, ils se contentaient de murmurer «de Gigonda», sans insister… Les gens du village, aujourd'hui, laissent le S en suspension, tantôt appuyé, tantôt éludé. L'origine du nom est connue: elle vient de «Villa Jucunditas», de jucundum, soit agréable en latin. «Gigundas» apparaît en 1138 déjà.

Reportage paru dans Vinum, édition française, en 2000.