Le Priorat, plus que jamais un Eldorado
Le Priorat, plus que jamais un Eldorado
Moins de mille hectares en 2000 ; 1600 en 2003. A chaque virage des routes étroites de l’arrière-pays de Barcelone, au pied de la spectaculaire cordillère de Montsant, pousse une cave à vins. Reportage avec des acteurs suisses.
Par Pierre Thomas
L’avocat d’affaires genevois Yves Pirenne est devenu, il y a une dizaine d’années, propriétaire d’une centaine d’hectares au début du Priorat. Là où le paysage évoque la Toscane, avec ses collines moutonnant à l’infini. Ce Mas dels Frarers hébergeait des moines de la chartreuse de Scala Dei, le berceau des couvents de la Péninsule ibérique, au 13ème siècle. Aujourd’hui, au pied des rochers de Montsant, les ruines de la chartreuse est au centre d’une région viticole ressuscitée.
Des vignes plus ou moins jeunes
Presque malgré lui, Yves Pirenne s’y est retrouvé, avec quelques vieilles vignes de cabernet sauvignon, puis a décidé de planter du grenache et du carignan, sur une vingtaine d’hectares. Depuis 2003, une cave moderne abrite des cuves inox de petites capacités, pour vinifier chaque parcelle et chaque cépage séparément, et un chais à barriques.
Devenir, sinon vigneron à distance, du moins patron viticole, relève de l’aventure. L’avocat genevois, à 58 ans aurait peut-être renoncé, si son fils cadet de 24 ans n’avait pas appris le catalan (en cachette), en parallèle de ses études de droit… En cinq ans, le domaine a changé plusieurs fois d’œnologue. Aujourd’hui, une équipe de jeunes passionnés s’occupe de la cave.
Un vignoble ressuscité
L’art du vin, dans le Priorat, se perd dans la nuit des temps. Le breuvage des moines de Scala Dei, même s’il avait grande réputation, ne serait guère buvable aujourd’hui. Plus tard, la région, aux journées chaudes, sous influence méditerranéenne, et aux nuits fraîches, a produit des vins noirs, alcooleux, épais et âpres, destinés au coupage de crus d’autres régions, jusqu’à Bordeaux… Il a fallu attendre les années 1980 pour qu’une poignée de pionniers croient à nouveau au Priorat. Leur premier vin est né sur les terrasses escarpées du village perché de Grattalops, en 1989.
Quinze ans plus tard, le Priorat se pose toujours des questions. Les «grandes maisons», tel Miguel Torrès ou Osborne, ont acheté des vignes en masse. La relève espagnole, Albert y Noya ou Buil & Giné, ont construit des caves futuristes aux portes de Grattalops. La famille barcelonaise Ferrer-Salat vient de poser une «soucoupe volante» à mi-coteau d’un vignoble entièrement replanté entre Falset et Porrera… Une pépinières de jeunes œnologues catalans s’essaient à faire les plus grands vins possibles, tels «les 8», quatre femmes et quatre hommes. Ils sont rejoints par des vignerons français connus, le trio rhodanien «infernal» Gérin-Combier-Fischer, à Torroja, tandis que Dominique Laurent conseille un domaine à La Vilella Baixa.
Des vins naturellement chers
Les méthodes culturales changent : aux bulldozers défonçant les coteaux des canyons pour modeler des terrasses succèdent les «quad’» sur d’étroites bandes de terre où l’on plante désormais à haute densité (plus de 8'000 pieds à l’hectare). Les pionniers, loin de s’asseoir sur leur renommée, évoluent eux aussi. Suissesse d’origine, épouse d’un importateur de vins de la Côte Est des Etats-Unis, Daphné Glorian, 46 ans, témoigne: «En deux ans, vingt-cinq caves se sont ouvertes. J’imagine mal une expansion aussi soutenue à l’avenir. Chacun devra faire ses comptes. Les grandes maisons n’obtiendront jamais de retour sur investissement. Ici, les coûts de production sont élevés, les rendements faibles, le travail à la vigne, dur. Le prix du raisin est donc très élevé. Et nous sommes obligés de tout miser sur la qualité ! Mais pour l’avenir du Priorat, il est souhaitable qu’on soit plusieurs à faire de grands vins.».
L’«Erasmus» de Daphné Glorian, est reconnu comme un des tout meilleurs : le 2003, son préféré, révèle des arômes crémeux de réglisse et de fruits noirs, de la fraîcheur et de l’élégance, sur une trame serrée de tanins fins. Parfait à boire aujourd’hui ! «Un grand vin doit pouvoir se boire tout de suite ou dans vingt ans», affirme-t-elle. Bientôt, le domaine comptera 10 ha en production. Et, depuis 2003, si les meilleurs grenaches, complétés par de la syrah et un peu de cabernet, font le «grand vin», les plus jeunes vignes (60% grenache, 40% cabernet) s'en vont dans un «second vin», «Laurel», d’une belle qualité, lui aussi.
Un «second vin» comme premier
Au Mas dels Frarers — le mas des frères — cohabitent aussi un aîné et un cadet. Le «Comte Pirenne» n’est pas produit chaque année. Il est le fruit d’une savante alchimie. Choix des vignes d’abord : 20% de cabernet sauvignon, parmi les plus anciens du Priorat (30 ans), du grenache et du carignan, acheté sur pied à des vignerons. Choix des barriques ensuite : «Parce que le grenache est oxydatif, il est dangereux de l’entonner pur en fût. On l’assemble le plus tôt possible avec les autres cépages», explique le jeune œnologue Moisses Virgili. Une cuvée tirée à 4000 bouteilles… Et même moins pour le 2001, pas encore mis en vente, au nez de fruits noirs, puissant (15° d’alcool), aux tanins fins, où le tabac prend le pas sur la vanille. Un très beau vin ! Rare (pas de 2003, peu de 2004) et moins cher que les plus célèbres du Priorat…
Le «second vin», le «Clos des Fites», en 2003, s’ouvre sur un nez fumé, une matière suave, aux arômes de pruneau, avec une belle fraîcheur, dans une année difficile. «Je me verrais bien produire 50'000 bouteilles d’un des meilleurs vins de cette gamme», explique Yves Pirenne. Car la spirale à l’excellence à n’importe quel prix va finir par retomber. Aucune région au monde ne peut se payer le luxe de ne proposer que des flacons à plus de cent euros. Pas même le Priorat…
Eclairage
Et maintenant, place aux blancs!
Faire le meilleur rouge du monde ne suffit pas aux œnologues du Priorat. Les voilà qui se mettent au blanc ! Au Mas del Frares, le «Clos des Fites» blanc s’arrache. Passé six à huit mois en barriques, c’est un assemblage de pedro ximénès et de grenache blanc, équilibré, élégant et d’une belle vivacité. Le premier cépage, abrégé PX, qui a renouvelé le style anachronique des xérès, est présent depuis longtemps dans le Priorat. L’œnologue Moises Virgilis en a déniché quelques pieds de plus de 60 ans…
Sa consœur de la même volée d’œnologues à Tarragone, Sylvia Puig, dans son cellier tout neuf à l’entrée de Grattalops, est une puriste sûre d’elle. Elle met en bouteille, sous l’étiquette (verte) d’Odysseus, deux vins blancs. Un pur grenache blanc et un pur pedro ximénès, à partir de raisins achetés. Surprise, on jurerait que le grenache est passé dans le bois, tant le nez est fumé. Explication de l’œnologue : les schistes brisés, appelés ici «licorella», donnent ce nez minéral signature des meilleurs rouges aussi.
Il faut une bonne année de bouteille au grenache blanc pour s’ouvrir et Sylvia Puig l’appelle un «vin 4 x 4», où la puissance le dispute à la fraîcheur. Le PX paraît plus doux, plus léger, mais sur une bonne structure acide. Les assembler paraît logique. «Je suis la seule à proposer un pur PX dans le Priorat», proteste la jeune femme, qui élabore aussi un grenache blanc doux à partir de raisins surmaturés sur souche. Le Priorat et son climat qui permet presque tout n’a pas livré toutes ses surprises!
Paru dans Hôtel + Tourismus Revue du 10 novembre 2005.