Moins d’alcool, moins d’âme au vin?
Vin sans alcool donc sans âme?
Dans une ode au vin, Baudelaire faisait chanter «L’âme du vin». C’était il y a un siècle et demi. Aujourd’hui, les vins avec peu, ou même sans, alcool, débarquent, même en Suisse. Avec quelles chances de succès?
Pierre Thomas
«J’éprouve une joie immense quand je tombe dans le gosier d’un homme usé par les travaux et sa chaude poitrine est une douce tombe où je me plais mieux que dans mes froids caveaux». Ainsi chantait le vin sous la plume du poète en 1850. Un siècle et demi plus tard, le gros rouge ne requinque plus ces travailleurs de force, disparus corps et peines. La consommation de vin est en baisse, surtout dans les pays producteurs. Pire, en France, des études récentes ont montré que ceux qui n’ont jamais touché un seul verre de vin sont en forte augmentation. Et, fait objectif à faire pâlir (ou rougir…) les féministes, le galbe de la poitrine baudelairienne s’est modifié: en Angleterre, où la consommation croît, ce sont les femmes qui sont les premiers acheteurs de vin.
Tendance… à 9° d'alcool
Rien d’étonnant, donc, quand le groupe Schenk SA à Rolle, lance un blanc et un rosé, «Tendance 9», il évoque sa cible : les nouveaux consommateurs et les femmes d’abord. Il faut éviter que le commun des mortels se détourne du vin et tenir compte du «trend» anglais qui met les femmes au premier rang. Reste les moyens, soit le produit.
Légalement, on ne peut pas mettre n’importe quoi dans une bouteille de vin. Fin 2005, le Département fédéral de l’Intérieur a regroupé sous le titre d’«ordonnance sur les boissons alcoolisées» (no 817.022.110) toutes les dispositions éparpillées dans la législation fédérale. Premier constat, le vin n’a plus de statut particulier. Toutefois, le vin est une «boisson obtenue par fermentation alcoolique de raisins frais» et «doit présenter une teneur en alcool totale d’au moins 7% volume». «Tendance 9» est donc bel et bien un vin, qui titre 9,5% volume (ou degrés).
Un vin de raisin pas mûr
Rien de sorcier dans son principe : les raisins, récoltés à Genève, 80% de riesling X sylvaner et 20% de pinot blanc, pour le blanc, et du gamay, pour le rosé, l’ont été à leur «pic aromatique», soit avant maturité. Aucune manipulation, assure l’œnologue «maison», Alain Gruaz. Au surplus, le sucre non transformé en alcool par la fermentation adoucit les deux vins, qui ont été voulu «perlants» par l’ajout de gaz carbonique.
La dégustation impossible
Que valent ces vins à la dégustation ? Poser la question à un amateur de vin revient à demander à Michael Schumacher non pas ce qu’il pense de la nouvelle Fiat Uno (que du bien, puisqu’elle sort de la même écurie que sa Ferrari !), mais s’il estime qu’il pourra gagner un Grand Prix avec… Mission impossible, donc: un amateur de vin abhorre le sucre résiduel (combien de champagnes sont trop dosés ?), le perlant (sauf, précisément, sur le champagne !) et l’amertume, que le gaz CO2 renforce en fin de bouche, sans oublier une acidité pointue. C’est donc «circulez, il n’y a rien à boire». Mais ces vins «allégés» ne s’adressent pas aux pilotes de F1, mais à leur public, pour reprendre l’image… Schenk est prêt à en commercialiser 50'000 bouteilles et la moitié sont déjà sur le marché.
Par osmose inverse
Le parti pris de cueillir des raisins pas mûrs fait réagir d’autres œnologues. Car il existe, sur le marché, un procédé connu pour abaisser le taux d’alcool d’un vin : l’osmose inverse. L’an passé, en France, la polémique a été lancée autour du «Lir», un «frère du vin» titrant 6° d’alcool seulement. La revue belge «In vino veritas», qui fait, avec humour, autorité, s’est déchaînée: «Le Lir, c’est génial, c’est comme du vin mais, dit la pub, «le brûlant de l’alcool est remplacé par une fraîcheur surprenante». Ben oui, si la flotte est fraîche, alors en bouche, on a effectivement une belle impression de flotte (surprenante). Délire, le Lir ! (…) Y a des jours où l’on a envie de bière!»
Le risque de dégoûter du vin
Cette dernière pointe n’est pas anodine : «Le risque, avec des vins désalcoolisés, c’est de faire passer ceux qui les ont goûtés dans l’autre camp», explique Bernard Cavé. Soit les détourner du vin en leur présentant un «ersatz» de vin! L’œnologue du Chablais vaudois est un spécialiste de la concentration des moûts. Il connaît bien l’osmose inverse. Paradoxe, ce système, utilisé autant chez les industriels du vin (Schenk à Rolle possède une telle machine) que dans les grands châteaux du Bordelais, sert à concentrer le moût en éliminant une part d’eau. Il suffit de changer de membrane pour obtenir «un tri moléculaire de l’alcool». D’un côté de la machine sort du vin au degré d’alcool abaissé, de l’autre, un distillat récupéré. On pourrait donc commercialiser du vin et une boisson fabriquée à base de son extrait… pour ne pas perdre la mise de départ (un kilo de raisin coûte tout de même 4 francs). Reste qu’un vin blanc jugé exubérant, fruité et gras à 12° d’alcool devient plat, acide et amer à 6°… Pour résumer, l’«âme du vin», c’est l’alcool ! On l’a vérifié, verre en main. Et son vrai dosage, c’est de le boire avec modération.
Eclairage
La «plume» d’un pionnier de l'allégé
Dans le Languedoc-Roussillon, où les vins atteignent facilement 14° d’alcool naturel, le Domaine de la Colombette, près de Béziers, fait un tabac avec sa gamme «Plume» en blanc (chardonnay), rosé (grenache) et rouge (syrah-grenache), qui titrent 9° d’alcool. Il y a un mois, les Pugibet père et fils, François et Vincent, ont inauguré une nouvelle installation de «correction du taux alcoolique des vins». La technologie française s’allie à l’italienne pour marier l’osmose inverse et une forme de distillation (dite «par stripping»). Dans la même région, l’Agence nationale française de la recherche vient de débloquer un budget de 2,5 millions d’euros (4 millions de francs suisses) pour étudier «le développement industriel de procédés de désalcoolisation» afin de «diversifier la gamme des produits en fonction des contraintes socio-économiques». Et jeudi 22 juin 2006, à Genève, de 17 à 20 h., Vincent Pugibet expliquera sa vision des vins désalcoolisés — d’autres vins de sa gamme sont traités plus légérement — chez son importateur, Dominique Sordet (www.vins-sordet.ch). Pour ce Genevois, «le chardonnay est loin d’être maigre, mais équilibré et léger. Le rosé est aromatique, typé du cépage et pas brûlant. Le rouge m’enthousiasme moins, par sa structure : la désalcoolisation lui convient moins qu’aux deux autres. Ces vins, les gens n’en boivent pas plus, mais plus de gens en boivent!»
Article paru dans Hôtel + Tourismus Revue du 9 juin 2006.