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Posted on 9 janvier 2005 in Vins européens

Portugal — Le Douro au fil du porto

Portugal — Le Douro au fil du porto

Le Douro au fil du porto
Classée depuis fin 2001 à l'inventaire du patrimoine mondial par l'UNESCO, la Vallée du Douro est surtout la «patrie» du porto, ce vin mythique qui porte le nom de la ville à l'embouchure du fleuve hispano-lusitanien, dans l'Atlantique. Visite aux producteurs de vins doux et tranquilles, aussi.
De retour du Portugal, Pierre Thomas
On peut la parcourir à pied. Quoique par 45° en plein été, et en suivant les pentes vertigineuses, cela ne doit pas être une partie de plaisir! A cheval, peut-être, pour renouer avec la glorieuse période du marquis de Pombal, qui, de sa main de fer, enrégimenta toute la région. En voiture, sans craindre les allers-retours d'une «quinta» (ferme viticole) à l'autre, souvent pas ou mal signalées, sauf par de grandes lettres sur les murs blancs chaulés…quand on y est arrivé. En train, de Porto à Pocinho, trois ou quatre fois par jour en entre-saison, par une composition diesel tirant cahin-caha deux voitures de voyageurs. Ou par une «old timer» à vapeur, tous les samedis de l'été, jusqu'à Pinhao, cœur du meilleur porto, à la pimpante gare décorée d'«azulejos» (catelles bleu et blanc) évocateurs du paysage. Mais mieux encore, comme les lecteurs du voyage de Terre & Nature, en bateau de croisière fluviale, qui remonte à son rythme — une dizaine d'heures de Villa Nova de Gaia à Pinhao — le majestueux fleuve…
L'œuvre de l'Homme
Rien, ici, n'est naturel, serait-on tenté d'écrire. Certes de l'«altiplano» espagnol, la Nature a creusé le sillon du fleuve, sur 850 km. Mais, ce paysage aux vignes étagées, c'est l'homme qui l'a façonné depuis un demi-millénaire au moins. Comme il a canalisé, par des barrages hydroélectriques successifs, que les bateaux franchissent par de spectaculaires écluses, ces eaux qui paraissent dormantes. Elles peuvent se réveiller: il y a quelques mois, les bas quartiers de Peso de Regua ont été noyés. Comme la nationale 222, qui serpente le long du fleuve est toujours coupée, à cause d'un éboulement entre Regua et Pinhao. L'homme, lui encore, est en cause. A force d'aménager les abruptes berges en terrasses, il méprise l'écoulement naturel des eaux… Il suffit que le climat se détériore, comme ces six derniers mois, pour que la terre prenne le chemin du fleuve…
Mais le Douro charrie toujours de l'or. Celui qui finit en bouteille, comme ce porto, vin doux muté à l'alcool, à la longue maturation achevée dans les entrepôts de Villa Nova de Gaia. Les deux côtés de l'embouchure du fleuve, Porto, vieille ville brinquebalante dont il faut restaurer les maisons lépreuses et consolider les falaises friables, elle aussi inscrite au patrimoine universel depuis 1996, et Gaia, l'industrieuse aux toits rouges. Par contraction, elles ont donné naissance au mot Portugal.
Un retour au raisin
Depuis quinze ans, chaque «quinta» peut faire, sur place, son propre porto, sans le passage obligé des entrepôts des grands distributeurs, au nom à consonance anglaise, hollandaise ou allemande — car le porto s'exporte depuis la nuit des temps…
Nul ne le nie: le porto possède l'image sinon d'un vin vieux et de vieux, du moins passé de mode… Après l'ère de gloire des enseignes prestigieuses vient la revanche des viticulteurs. Souvent, ils sont fils de bonne famille du négoce et signent leur retour à la terre. Ils trient et répertorient les cépages locaux, de grande qualité, comme le tourriga local ou le tourriga francesca, le tinta barroca ou le tinta cao. Ou encore ce tinta roriz, qui n'est autre que le tempranillo espagnol qui fait merveille dans la Ribera del Duero, le bassin de naissance du Douro. Ils réaménagent les terrasses, devenues «patamares» (degré), épousant les courbes du paysage.
Aujourd'hui, la tendance est au vin rouge «tranquille». Les meilleurs producteurs l'élaborent comme les vins destinés au porto. Même lieu de naissance: des terres schisteuses, à petits rendements. Même vinification: pigeage à pieds nus, durant trois jours et trois nuits, dans de grands bassins en granit brut, les «lagrares», puis un séjour plus ou moins long dans des barriques neuves, en chêne français ou américain. Malgré l'alcool (souvent près de 14°), aucune lourdeur dans ces vins rouges, très fruités, d'une bonne acidité, aux tanins fins. Ils expriment un savoir-faire où le raisin a repris son droit.
Une hiérarchie bien établie
Sous l'étroite surveillance d'une interprofession en pleine mutation, la production du porto obéit à des règles strictes. Pour le producteur d'abord. Prototype des vignes en coteaux, parfois vertigineux, le Douro fut la première région du monde à mettre en place un régime d'appellation d'origine contrôlée (AOC). Le marquis de Pombal délimita la région en 1761. Au début du XXème siècle, les 84'000 parcelles de l'aire viticole furent toutes répertoriées. Encore aujourd'hui, sur plus de 40'000 ha de vignoble (presque trois fois la Suisse viticole!), 80% des viticulteurs cultivent moins d'un hectare de vignes… Elles sont classées de A à F, en fonction de la nature du sol (schisteux), de la pente, de l'exposition, de l'eau (arrosage interdit, sauf à la plantation de jeunes vignes), de l'encépagement, de l'âge des vignes, etc. Cette classification donne droit à un nombre de litres annuel de vin qui pourra devenir du porto. A cette systématique de production correspond une palette de vins selon l'élevage.

Eclairages
Vins de portos: des repères

Pour le consommateur, la hiéarchie des portos n'est pas facile à saisir. Ces vins mutés sont soumis à la dégustation de l'Institut du Porto, qui les classe. En gros, on distingue les vins jeunes et les vins vieillis longuement en fûts.
* Parmi les premiers, le «ruby», le bas de gamme issu d'assemblage de vins en fûts de deux à quatre ans, et le porto blanc, obtenu de raisins blancs (19 cépages recommandés, autant que pour les rouges!), qui se décline en six variétés, selon le sucre résiduel.
* Parmi les vins jeunes (deux ans de fûts seulement), mais qui supporte un long vieillissement en bouteilles, le «vintage»: vin d'un seul millésime, souvent d'une seule «quinta» (domaine), en principe élaboré avec les meilleurs raisins de la cave, et seulement les meilleures années (le 2000 vient d'être mis sur le marché).
* A cheval entre le vin jeune et le vin vieilli, le «vintage character», qui devrait s'appeler dès l'an prochain «ruby réserva», et le LBV «late bottled vintage». Celui-ci, d'un seul millésime, est élevé entre quatre à six ans en fûts avant d'être mis en bouteilles.
* Enfin, les «tawny», au caractère oxydatif (on peut conserver la bouteille débouchée plusieurs semaines…): l'entrée de gamme, assemblage de vins de trois à cinq ans de fûts, puis «tawny» avec indication d'âge (10, 20, 30 et plus de 40 ans) résultant de la moyenne approximative de l'âge des vins conservés en fûts et les «colheitas», d'un seul millésime, embouteillés après sept ans de fûts au moins.
A chacun son goût: le «nec plus ultra» est bien le «vintage». Encore faudrait-il avoir la sagesse de le laisser vieillir en bouteilles: on l'oublie trop souvent lorsqu'on veut garder une caisse pour célébrer une naissance. Et pourtant, le porto «vintage» est (presque) immortel!

Une histoire de terrasses
Les vignobles en terrasses font partie des plus belles réalisations humaines. L'UNESCO l'a reconnu, en classant la vallée du Douro et les Cinque Terre (entre Gênes et La Spezia) au patrimoine mondial, fin 2001. La vallée d'Aoste, le Valais et le Dézaley pourraient aussi le revendiquer… L'Union européenne, comme la Confédération suisse et le canton du Valais, indemnisent l'entretien et la reconstruction des murs.
Mais dans la vallée du Douro, les murets de schistes secs ont fait place, au fil des ans, à des marches de terre, les «patamares». Vu d'en haut, le paysage de la vallée portugaise se découpe en strates. Mêlées de garrigues, les antiques petites terrasses d'avant le phylloxéra, qui a ravagé la région au détour du début du XXème siècle. Pour reconstituer le vignoble, on a planté sur des espaces inclinés, soutenus par des murs, cinq à six rangs de vigne, à raison de 6000 pieds à l'hectare. Puis est venue la vogue des vignes moins pentues, avec des lignes de ceps face à la pente, «à l'allemande». Et, enfin, ces dernières années, des talus aménagés au bulldozer, en gradins épousant la courbure du terrain. De par leur largeur, ces «patamares» permettent de passer avec une chenillette. Pour prévenir l'errosion et éviter une lutte entre la vigne et la végétation, les viticulteurs (sur 40'000 ha, 80% cultivent moins d'un hectare…) les arrosent de désherbant… Ils n'ont pas hésité non plus à planter deux rangs de ceps. Mais la sauvegarde du patrimoine oblige désormais à conserver les murs de pierres sèches partout où cela est possible et à ne cultiver qu'une seule ligne sur les «patamares». Ce qu'approuvent les œnologues…

Reportage paru dans Terre&Nature, Lausanne, au printemps 2003