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Posted on 9 janvier 2005 in Vins français

Champagne — Un vin qui roule sur sa réserve

Champagne — Un vin qui roule sur sa réserve

La Champagne roule sur sa réserve
Plus qu'ailleurs encore, la Champagne et ses 32'000 hectares — deux fois le vignoble suisse! — ont produit moins de vin. Qu'à cela ne tienne: les Champenois savent s'arranger avec les circonstances. Reportage et explications.
Par Pierre Thomas
Le gel d'abord: la moitié du vignoble champenois, et neuf dixièmes de la «Côte des blancs» qui donnent les grands chardonnays, ont souffert du gel d'avril. La grêle, ensuite, qui a détruit ici ou là une partie de ce qui restait. La canicule, enfin, avec quinze jours tropicaux à plus de 38° durant l'été, et des vendanges qui ont débuté le 18 août. Il faut remonter à 1822 pour égaler ce record: premières grappes cueillies le 20 août. Cette année, le ciel est tombé sur les Champenois. Et pourtant, contre cette mauvaise fortune, ils restent de marbre.
Quatre ans en cave
Les cyniques diront qu'une «mauvaise» année est toujours «bonne» pour les grandes maisons qui profitent d'écouler leurs stocks — la Champagne est adossée à une réserve d'un milliard de bouteilles en cave, soit l'équivalent de quatre ans de consommation. Et puis, brandir la menace d'une pénurie est un excellent soutien pour les prix, dans le vignoble où le kilo de raisin est globalement le mieux payé du monde, à 4 euros 25 (près de 6,50 fr.). En petite quantité, le raisin récolté cet automne était d'une excellente qualité sanitaire, avec peu de baies grillées, car les vignes, dit-on, grâce au sous-sol crayeux, qui retient l'eau, n'ont pas autant souffert de la sécheresse qu'en 1976. Et pas un grain de pourri…
Le sens de la «réserve»
La Champagne, région viticole historiquement ingénieuse, a tout prévu, même les petitss millésimes! Car, il faut le rappeler, le champagne le plus bu naît de l'assemblage. Mélange, donc, de cépages — tant pis si le chardonnay manque, il reste le pinot noir et le pinot meunier —, de régions — peu importe que la Côte des blancs ait souffert — et d'années. C'est là que se niche la grande trouvaille champenoise: des vins dits de «réserve».
Ces jours, le puissant Comité interprofessionnel des vins de Champagne (CIVC) publie les quantités disponibles pour compenser le «manque à vinifier» de chaque producteur, qu'il soit négoce (70% de l'élaboration des mousseux), coopérative (10%) ou récoltant-manipulant (20%). Cette année fait suite à un 2002 de grande qualité, où des vins avaient été bloqués au-delà du maximum de récolte autorisée (13'000 kilos par hectare, soit un peu moins que la limite fédérale du chasselas suisse). Et il reste des vins non débloqués des années 1998, 99 et 2000.
Une réserve théorique
En théorie, ces vins existent dans les caves. En réalité, ils sont utilisés en roulement pour affiner chaque cuvée et assurer une qualité «lissée» chaque année. C'est la responsabilité du maître de chais de conserver des vins «tranquilles» (non mousseux) de qualité suffisante pour pouvoir, en temps voulu, entrer dans la cuvée de base.
Cette année, l'utilisation des «vins de réserve» pourrait atteindre près de 50% de certaines cuvées, contre 15 à 25% d'ordinaire. Dans la Côte des Blancs, on parle même, chez certains récoltants-manipulants, de 100%. Au CIVC, Philippe Wibrotte confirme que cette «soupape de sécurité» fonctionne comme un «fusil à un coup»: «Il ne faudrait pas que la météo de 2004 collectionne les anomalies, sinon, la Champagne serait en difficulté!» Mais entre Reims et Epernay, les disciples de Dom Pérignon sont abonnés aux miracles.

Eclairage
De la difficulté d'être considéré
Si, en 2002, chaque Français consommait quatre bouteilles de champagne, les Luxembourgeois en absorbaient deux. Et les Belges, d'une lampée, devançaient les Suisses, avec une bouteille en moyenne par an et par habitant. A l'exception des Anglais (un demi-litre par tête), les autres sont loin… Pourtant, notre pays n'est pas un marché aisé. Chez Lanson, à Reims, qui a repris la distribution de son champagne en direct, via une société à Genève, le directeur à l'export, Jacques Dabère, regrette que le champagne serve «de ticket d'entrée au monde de la nuit». «En Suisse, le champagne n'a pas l'image d'un vin, avec le risque qu'il soit considéré comme n'importe quel boisson effervescente. On doit chercher à le repositionner auprès des gens qui le boiront pour son goût en reconnaissant le travail qu'il y a derrière chaque bouteille. Les Suisses préfèrent le champagne jeune, vif, fruité et acidulé. L'influence du chasselas, sans doute», explique ce fin connaisseur du champagne.

Article paru dans Hôtel + Tourismus Revue, Berne, en décembre 2003